Astarian, Ferro et critiques improductives : Sur quelques objections lancées à Temps Libre n. 2 (Deuxième partie)

2. Sur la classe moyenne

Classe moyenne salariée et classe moyenne

Astarian et Ferro sont insatisfaits de notre définition « négative » de la classe moyenne, ils aimeraient que nous fassions comme eux, c’est-à-dire que nous ne parlions ni de la production indépendante, ni du petit commerce, ni des professions libérales, ni de la police, ni de l’armée, ni du reste de la fonction publique qui n’est pas sursalariée pour qu’on puisse, tous et toutes ensemble, s’entendre sur un critère simple et facile, « positif », pour définir la « troisième classe » de leur ménage à trois, à savoir le fait de recevoir un sursalaire. Prolétaires, capitalistes et sursalarié·e·s – voilà les seuls agents qui, à les lire, peuplent ce bas monde.

Nos critiques jugent naturellement que la tentative de rendre compte de tous les agents du mode de production capitalisteen termes de classe est une « sophistication » difficilement compréhensible. On imagine que pour eux, ce n’est pas très élégant de vouloir classer tous ces agents en trois classes exhaustives, puisque cela implique que l’on devra cesser de considérer la classe moyenne de manière univoque (dans l’hypothèse où le prolétariat et la classe capitaliste reçoivent chacun·e une définition positive stricte). Astarian et Ferro n’apprécient pas davantage que nous disions que la classe moyenne « est une classe qui a son essence à l’extérieur d’elle-même », parce que cela leur rappelle que ce qui la définit d’abord, ce ne peut pas être quelque chose qui lui est propre ou un trait qui serait en elle, mais bien plutôt son extériorité au rapport de production fondamental du mode de production capitaliste. Mais la question qu’il faut se poser est la suivante : si l’on accepte de définir les classes par leur rôle relatif au rapport de production dominant d’un mode de production, peut-on commencer autrement qu’en offrant une définition négative de la classe moyenne? Définitivement pas, puisque le concept de classe moyenne est d’abord et avant tout le concept de la classe exclue du rapport de production dominant, c’est-à-dire de cette classe qui n’est ni le sujet, ni le bénéficiaire direct du travail productif – travail sur lequel s’appuie toute la structure sociale. Loin d’être un « manque de rigueur », cette manière de faire constitue le seul procédé réellement exhaustif, à même de ne laisser aucun agent d’un mode de production sans détermination de classe sous prétexte qu’il appartient à une fraction en déclin démographique[1]. Bien sûr, il reste toujours à spécifier ce qui fait de la classe moyenne actuelle une classe du mode de production capitaliste, par opposition aux classes moyennes appartenant à d’autres modes de production. Là-dessus, nous enjoignons les lectrices et lecteurs à se référer à la quatrième section du dernier numéro[2], où nous nous efforçons de déterminer précisément la nature des fonctions qui sont celles de la classe moyenne capitaliste et qui la caractérisent comme telle. Pour faire bref, il s’agit des fonctions : 1) de répression externe au procès de travail, 2) de contrôle et surveillance interne au procès de travail, 3) de production et de reproduction idéologique de la société capitaliste, 4) de diminution du temps de rotation du capital et enfin, 5) de reproduction directe de la force de travail.Résumons. Pour nous, la classe moyenne, parce qu’elle est en premier lieu définie par son exclusion du rapport de production sur lequel repose toute la structure sociale, excède nécessairement la seule couche des sursalarié·e·s, ce qui veut dire qu’elle inclut aussi : militaires, forces de police, salarié·e·s de la fonction publique (lorsqu’il ne s’agit pas d’une branche de la production capitaliste simplement nationalisée, par exemple : Hydro Québec), production marchande indépendante et professions libérales (dans la mesure où celles-ci sont pratiquées à titre indépendant). Pour Astarian et Ferro, toutes ces personnes n’existent pas. C’est pourquoi ils « réussissent » à définir positivement la troisième classe du mode de production capitaliste… comme la classe du sursalaire.

En outre, ceux-ci ne voient dans notre façon de définir la classe moyenne rien de moins qu’une « opération de sauvetage de la CMS » qui, selon eux, repose sur une sorte de libéralisme à la mode servant à réhabiliter politiquement ses membres. Rien n’est pourtant plus éloigné de notre démarche que des considérations de cet ordre. Présentez votre définition des classes qui composent le mode de production capitaliste et voyons si, à partir de la place qu’elles occupent au sein de la totalité sociale, ses membres possèdent la capacité réelle d’abolir le capital. Pour ce qui est de leur théorie des classes, il est évident que, une fois la classe moyenne définie par son sursalaire – c’est-à-dire par son intérêt objectif au maintien de l’exploitation du prolétariat –, celle-ci ne peut jouer qu’un rôle réactionnaire au sein d’un processus révolutionnaire. Mais comme cette définition de la classe moyenne est elle-même intenable, cette conclusion l’est aussi, ne serait-ce que parce qu’il n’existe rien de tel, pour la classe moyenne, que « des intérêts de classe » : il n’y a pour elle que des intérêts de fractions. C’est pourquoi la thèse du « sauvetage de la CMS » que nous imputent Astarian et Ferro est tout bonnement inopportune. Nous n’avons octroyé aucune nature « révolutionnaire » ou « réactionnaire » à la classe moyenne. La manière même de concevoir la classe moyenne comme un groupe unifié est pour nous un simple contresens. Il s’agit au contraire de prendre acte du fractionnement de la classe moyenne afin d’en rendre compte sur le plan des rôles qui seront joués au sein d’un processus révolutionnaire. Mais cela ne nous a jamais mené à affirmer que des fractions de la classe moyenne peuvent être révolutionnaires de la même manière que l’est le prolétariat, mais bien à montrer que certaines d’entres elles n’auront aucune raison de lutter contre le prolétariat insurgé et par conséquent, qu’elles ont le potentiel d’offrir un support stratégique significatif.

Enfin et pour s’amuser un peu avant d’enchaîner sur un autre sujet, notons qu’ils affirment dans leur réponse qu’il est « inexact de [leur] attribuer l’idée selon laquelle “la classe moyenne est toujours, au moins en puissance, fossoyeuse de la révolution communiste’’[3]». Contentons-nous ici de présenter ce qu’ils disent sur le sujet dans Le ménage à trois de la lutte des classes :

il nous suffit de déduire de la place de la CMS dans le rapport d’exploitation qu’une rupture de celui-ci lui est forcément dommageable, puisque la production de plus-value est à l’arrêt dans toutes les zones où le prolétariat est insurgé. Dans toutes ces zones, aucune alliance n’est possible entre la CMS et le prolétariat révolutionnaire. Dans l’affrontement du prolétariat insurgé contre le capital, la CMS prendra le parti du capital en participant (activement ou passivement) à la répression.[4]

Lisons aussi :

Dans une phase de crise profonde et d’éclatement de la présupposition réciproque des classes, aucune alliance n’est donc envisageable entre la CMS et le prolétariat révolutionnaire.[5]

ou encore :

seul le stade insurrectionnel de la lutte des classes crée la possibilité du passage au communisme. Il s’agit d’une situation sociale qui est une exception historique, où d’une part la présupposition réciproque des classes est suspendue entre prolétariat et capital, et où d’autre part le prolétariat et la CMS (même inférieure) sont séparés et antagoniques.[6] (Tous les italiques sont de nous)

Cela se passe évidemment de commentaires. Si nos auteurs avaient voulu défendre une opinion contraire ou simplement plus nuancée sur le caractère contre-révolutionnaire de la classe moyenne salariée dans l’insurrection, il aurait sans doute été plus sage de ne pas multiplier ce genre d’assertions.

Encadrement et travail de subordination

Un aspect important de notre critique de la théorie de la classe moyenne salariée d’Astarian et de Ferro concerne la notion d’encadrement. Dans le Ménage à trois, c’est l’encadrement et lui seul qui justifie le sursalaire de la classe moyenne salariée. Or, puisque l’encadrement est chez eux synonyme de travail de direction et de surveillance, ils ne sont pas parvenus à rendre compte de la manière spécifique dont se réalisent, au sein de la production, une grande partie des rapports de domination, à savoir : grâce au monopole du savoir dont bénéficient les travailleurs et travailleuses intellectuel·le·s. En effet, selon eux, l’ingénieur·e reçoit un sursalaire parce qu’il ou elle « encadre », c’est-à-dire agit en despote sur les lieux de production. Mais comme nous l’avons montré, l’autorité qu’ont le technicien et l’ingénieur sur le manœuvre ne provient pas des punitions qu’ils peuvent lui infliger ou des réprimandes qu’ils peuvent lui faire. Bien plutôt, leur autorité est directement fonction du monopole des savoirs dont ils disposent – monopole octroyé par la classe capitaliste pour qu’elle n’ait pas à s’occuper elle-même de ce travail compliqué, bien que nécessaire à la marche quotidienne de la production et à l’augmentation constante de la productivité du travail. Si l’on se fie à la réponse qu’Astarian et Ferro nous ont adressée, il semblerait qu’ils acceptent cette critique de bonne foi. On croit comprendre qu’ils reconnaissent que les rapports de domination politique ne sont pas les seuls à être effectifs et donc, qu’il faille prendre en compte le rôle que jouent les rapports de domination idéologique au sein du travail de subordination : « On doit reconnaître à TL le mérite d’avoir approfondi l’analyse des différentes activités qu’exerce la classe moyenne salariés pour justifier son sursalaire. La notion qu’ils proposent de travail de subordination est une façon d’élargir la notion d’encadrement.[7] » Si nous lisons bien, cela signifie que nous aurions, en remplaçant la notion d’encadrement par celle de travail de subordination, montré que non seulement le sursalaire se justifie par des travaux de direction et de surveillance, mais aussi par l’exécution d’un travail intellectuel. Cela, dans la mesure où ce dernier reconduit des rapports de domination idéologique au sein du procès de travail. Par conséquent, nous aurions élargi la gamme de raisons justifiant un sursalaire. Pourtant, Astarian et Ferro font suivre ces deux phrases de cette critique éloquente : « Mais il faudrait de plus préciser en quoi le travail de subordination justifie le sursalaire[8] ». Ainsi, après nous avoir félicités d’identifier de manière plus précise ce qui justifie un sursalaire, ils nous reprochent d’avoir oublié d’identifier ce qui justifie un sursalaire. Il ne faudrait surtout pas reconnaître quelque chose à Temps Libre.

La crise et le patrimoine de la classe moyenne

            En revenant sur le rôle de la classe moyenne salariée dans la crise, Astarian et Ferro réitèrent l’idée selon laquelle ce qui la distingue fondamentalement du prolétariat, c’est la possession de réserves. Quand « le capital cesse massivement d’acheter la force de travail », la classe moyenne salariée n’est pas contrainte de « prendre possession d’éléments du capital[9] » puisqu’elle peut se reproduire en épuisant progressivement ses réserves; au contraire des sans-réserves, elle n’est pas un « pur sujet », elle n’est pas « entièrement séparée des conditions objectives de son existence[10] ». Ils ont raison d’indiquer que la classe moyenne salariée possède en moyenne un patrimoine supérieur à celui du prolétariat et que la défense de celui-ci est un élément à considérer dans l’analyse de son rôle dans la lutte des classes. Toutefois, pointer la présence d’un patrimoine net n’est pas suffisant pour conclure, comme ils le font, que l’endettement de la classe moyenne ne pose pas problème pour sa reproductibilité en situation de crise[11]. On ne peut pas mettre de côté la question de l’endettement uniquement en insinuant que la classe moyenne pourrait, en situation de crise, rembourser ses dettes et continuer à se reproduire sous prétexte que ses actifs dépassent généralement ses passifs. Effectivement, lorsqu’on s’intéresse à la composition du patrimoine des ménages français des déciles 4 à 9, on remarque que le patrimoine immobilier occupe une part plus importante que pour les déciles inférieurs et supérieur en s’élevant au-delà de 70 % du patrimoine brut[12].

L’importance de l’immobilier dans le patrimoine de la classe moyenne (selon la définition d’Astarian et Ferro) doit nuancer l’idée voulant que celle-ci puisse passer la crise en vivant de ses réserves justement parce que dans cette situation, son patrimoine ne sera pas immédiatement convertible en liquidités. Non seulement la classe moyenne voudra conserver un toit au-dessus de sa tête même en situation de crise, mais au moment où le capital cesse d’acheter la force de travail parce qu’il y a « un point de blocage dans le rapport d’exploitation du travail par le capital »[13], le marché immobilier, noyé par l’offre, sera nécessairement en chute, voire complètement bloqué si l’on accepte l’hypothèse voulant que les membres de la classe moyenne liquideront leur patrimoine pour se reproduire. Nous ne contestons pas le fait que le sursalaire permette d’amasser un patrimoine et que celui-ci ait des effets pertinents sur la lutte des classes, nous refusons simplement la réduction du rôle révolutionnaire ou contre-révolutionnaire des différentes classes à la question de la possession de réserves.

Plus généralement, la méthode avec laquelle Astarian et Ferro traitent ce problème montre encore une fois l’ambiguïté qui traverse leur théorie des classes. Lorsqu’ils commentent des statistiques présentant le patrimoine net des ménages étatsuniens, on voit que la classe moyenne salariée – définie jusqu’ici par son sursalaire – devient maintenant la classe regroupant tous les agents possédant un minimum de réserves. Le prolétariat est assimilé au quintile de revenu le plus bas, ce qui correspond, lorsqu’on isole cet élément, à une partie de la population possédant un patrimoine presque inexistant[14]. Cela concorde avec la définition qu’ils offrent du prolétariat (les sans-réserves) et semble indiquer, d’une part, qu’il est impossible d’appartenir au prolétariat et de posséder un patrimoine et, d’autre part, que tous les agents de la classe moyenne possèdent un patrimoine leur permettant de résister aux crises profondes.

Ce qui cloche dans ce traitement des statistiques, c’est notamment l’absence de considération pour l’âge des personnes de référence des ménages. En s’intéressant au patrimoine net des ménages étatsuniens, mais cette fois-ci en faisant intervenir l’âge, on remarque que le patrimoine net médian des ménages dont la personne de référence a moins de 35 ans est de seulement 13 900$ pour grimper progressivement à 266 400$ pour ceux dont la personne de référence a de 65-74 ans[15]. On pourrait nous rétorquer que le patrimoine médian augmente effectivement suivant l’âge des personnes de référence, mais que cette augmentation ne concerne pas le prolétariat qui, en tant que sans-réserves, ne peut jamais posséder un patrimoine minimalement substantiel. Or lorsqu’on croise ces deux facteurs – à savoir le niveau de revenu et l’âge – on remarque qu’au Canada, non seulement le quintile de revenu inférieur des personnes âgées de 55-64 ans possède en moyenne des réserves sous forme de patrimoine, mais également que ce patrimoine dépasse largement celui du quatrième quintile de revenu des personnes de référence ayant 35 ans et moins. Dit autrement, les 20 % des personnes âgées de 55-64 ayant le plus bas revenu de leur catégorie d’âge ont un patrimoine moyen qui excède celui du quatrième quintile de revenu des personnes de 35 ans et moins[16].

Est-ce qu’on doit en conclure qu’au Canada, il n’y a pas de prolétaires de plus de 55 ans et que les personnes de 35 ans et moins ayant un haut salaire, mais un faible patrimoine sont des prolétaires parce que leur absence de réserves les forcera à s’approprier des éléments du capital dans un scénario de crise profonde? Évidemment, ce n’est pas le cas. Le médecin et la cadre supérieure qui viennent tout juste d’intégrer le marché du travail n’ont pas encore de patrimoine et possèdent généralement, en Amérique du Nord, des dettes étudiantes considérables. Néanmoins, l’autorité que leur confère leur place actuelle au sein du mode de production et l’assurance de voir leurs conditions matérielles s’améliorer sans cesse sont des éléments qui nous conduisent à affirmer qu’en cas de crise profonde, ces agents seront généralement portés à lutter pour la reprise de l’exploitation capitaliste plutôt que pour la réalisation de mesures communistes, et ce, malgré leur absence de réserves.

Répétons-le, la défense du patrimoine est un élément dont il faut tenir compte pour analyser la dynamique des luttes interclassistes au sein des crises profondes, mais il serait faux de penser la classe révolutionnaire uniquement comme celle qui épuise ses réserves en premier, précisément parce qu’il n’y a pas d’identité stricte entre le fait d’être sans-réserves et d’appartenir au prolétariat. Le traitement des statistiques offert par Astarian et Ferro pose en ce sens un autre problème pour leur définition du prolétariat qui, comme nous l’avons vu dans la première partie, n’avait déjà pas besoin d’une difficulté supplémentaire pour justifier son abandon. Leur analyse indique que le prolétariat correspond ou bien au quintile de revenu inférieur, ou bien aux deux quintiles de revenu les plus bas[17]. Dit autrement, ils assimilent le prolétariat aux personnes ayant les plus bas revenus en laissant au lectorat le choix de décider s’il s’agit des 20 % ou des 40 % les plus pauvres. Si on fait fi de ce manque de précision flagrant, le raisonnement semble tenir : comme le prolétariat est payé au prix de la reproduction de sa force de travail, il correspond aux personnes ayant les plus bas salaires et, corollairement, il ne peut accumuler aucun patrimoine. Toutefois, « salaire » et « revenu » ne sont pas des termes équivalents et si on prend le quintile de revenu inférieur, il faut admettre qu’une part importante de celui-ci est composé, d’un côté, de personnes vivant des divers programmes de l’aide sociale et, de l’autre, des personnes travaillant de manière intermittente ou à temps partiel.

Comme Astarian et Ferro ne s’embarrassent jamais des rapports de production pour définir le prolétariat, nul besoin d’interroger le rapport de ces agents à la production de plus-value, mais la question suivante se pose tout de même pour leur propre théorie : est-il possible qu’un agent du mode de production capitaliste soit employé par du capital, qu’il produise de la plus-value, qu’il n’effectue aucune fonction de subordination et qu’il possède néanmoins des réserves? Si oui, appartient-il au prolétariat malgré ses réserves ou en est-il exclu en vertu de celles-ci? Au Québec par exemple, on peut voir que plusieurs ouvriers et ouvrières professionnel·le·s (plâtrier·e·s, briqueteur·euse·s, machinistes, mécanicien·ne·s, etc.) reçoivent des salaires qui correspondent, voire qui dépassent le salaire médian des particuliers[18] et qui permettent une certaine accumulation de réserves – que celles-ci prennent la forme d’un fonds de pension ou d’une modeste propriété immobilière. Dans des conditions historiques données, le prix de la reproduction de la force de travail peut permettre l’accumulation de certaines réserves sans que cela interdise la possibilité de l’exploitation capitaliste, puisque pour être exploité, il n’est pas nécessaire d’être absolument démuni de toute possession matérielle, mais seulement d’être payé en deçà de la valeur produite[19]. Selon Astarian et Ferro, il semble que les agents effectuant les métiers énumérés ci-dessus ne font pas partie du prolétariat puisque toute leur théorie de la classe révolutionnaire repose sur le fait que celle-ci, contrairement aux autres classes du mode production capitaliste, est absolument dépourvue de réserves. Au final, on voit encore une fois que la théorie des classes d’Astarian et Ferro conduit à des aberrations dès qu’on tente de la faire correspondre aux rapports de production spécifiquement capitalistes. Pour eux, appartenir au prolétariat n’a plus rien à voir avec le fait d’être exploité et de produire de la plus-value, ni même avec celui de travailler ou d’être salarié. Être pauvre, voilà le seul et unique critère qu’utilisent Astarian et Ferro pour classer un agent dans le prolétariat. 

Exploitation et classe moyenne

La manière dont Astarian et Ferro traitent de la question de l’exploitation illustre bien la légèreté avec laquelle ils répondent à des critiques sérieuses. D’un côté, ils nous accusent de laisser en suspens des questions auxquelles nous avons bel et bien répondues. De l’autre, ils nous renvoient, en guise d’argument, à la « théorie de l’exploitation » d’Astarian qui n’est rien d’autre qu’une série d’affirmations gratuites.

Que nous reprochent-ils au juste? Ils affirment que nous n’expliquons pas comment l’exploitation du travail improductif est possible tout en contestant, du même coup, cette possibilité. En effet, pour eux, seul peut être exploité un travail productif. Cependant, Astarian ne se gêne pas de parler de « l’exploitation du prolétariat[20] » alors que le prolétariat se compose, précisément selon lui, pour une bonne part de prolétaires improductif·ve·s. Si c’est tout le prolétariat qui est effectivement exploité, cela ne signifie-t-il donc pas qu’il est possible d’exploiter un travail improductif[21]? Astarian l’affirme qu’il le veuille ou non. Nous avons aussi droit à des perles du genre :

  1. « L’exploitation du travail, quant à elle, n’a pas besoin d’être expliquée ici. Considérons-la comme la variable explicative fondamentale, celle qui sert d’axiome. Il n’y a pas de travail non exploité.[22] »;
  2. « L’exploitation du travail, enfin, ne requiert pas d’explication, elle est la forme normale et nécessaire du travail.[23] »;
  3. « Toute l’histoire du travail a une telle dynamique, parce que le travail est exploité et que l’exploitation du travail est une contradiction.[24] » (Nous soulignons)

On se souvient qu’ils nous reprochent d’affirmer que le travail improductif peut lui aussi être exploité… Mais revenons à la question qui nous intéresse. Pourquoi seul le travail productif peut-il être exploité? Pour répondre, acceptons l’invitation d’Astarian et Ferro et plongeons dans le texte qu’ils appellent à l’appui de leur propre position. Nous y lisons :

De façon générale, l’exploitation du travail consiste en l’extraction d’un surproduit par la classe de la propriété. Dans le cas du mode de production capitaliste, elle consiste en l’extraction de plus-value. Celle-ci vient forcément du travail productif, qui est donc (!) le seul à être exploité au sens propre.[25]

Voilà le couronnement de toute une riche tradition de recherche marxiste autour du problème de l’exploitation. Les curieux et curieuses sont invité·e·s à constater de leurs propres yeux que c’est là l’unique passage où Astarian aborde la question de l’exploitation pour elle-même. Tout tient en cette magnifique phrase : « De façon générale (il arrive que ça ne soit pas le cas?), l’exploitation du travail consiste en l’extraction d’un surproduit par la classe de la propriété. » Tout d’abord, pour nier comme ils le font la possibilité de toute forme d’exploitation du travail improductif, il faudrait d’abord dire « dans tous les cas » ou « par définition ». Autrement, on dit seulement que c’est généralement le travail productif qui est exploité – ce qui, par voie de conséquence, signifie qu’il peut arriver que d’autres types de travail soient exploités. Ensuite, pourquoi seule « la classe de la propriété » dispose-t-elle du pouvoir d’exploiter un travail? On ne sait pas, c’est comme ça et c’est tout[26]. Ainsi, pour toute démonstration du fait que seul peut être exploité un travail productif, Astarian et Ferro nous renvoient à cette affirmation gratuite et mal construite qui plus est. « Un peu de rigueur est ici de mise », MM. Astarian et Ferro.

Voilà pour leur « argument ». Maintenant, est-il vrai que nous ayons omis d’expliquer comment un travail improductif peut être exploité? Voici comment s’ouvre la p. 80 de notre dernier numéro, où nous reprenons à notre compte l’explication de Marx :

S’illes ne sont pas exploité·e·s au sens spécifiquement capitaliste – à savoir par extorsion de plus-value – il est possible d’expliquer comment leur travail permet au capital commercial de toucher une part de la plus-value : « (…) La masse de son profit dépend, pour le commerçant individuel, de la masse de capital qu’il lui est possible d’utiliser dans ce procès; il pourra en employer d’autant plus dans l’achat et la vente que le travail non payé de ses commis sera important. Le capitaliste commercial fait accomplir en grande partie par ses employés la fonction même grâce à laquelle son argent est du capital. Bien que le travail non payé de ses commis ne crée pas de plus-value, il lui procure cependant l’appropriation de plus-value, ce qui, pour ce capital, aboutit au même résultat; ce travail non payé est source de profit. Sinon, l’entreprise commerciale ne pourrait jamais être pratiquée à grande échelle, ni de façon capitaliste (…) » En ce sens, ces employé·e·s improductif·ve·s effectuent également un travail non payé.[27]

Nous estimons que ce passage constitue une explication claire du fait qu’un travail improductif peut très bien être exploité. Si Astarian et Ferro avaient lu plus attentivement celui-ci, il est certain qu’ils auraient pu comprendre cette explication par eux-mêmes. Et ce n’est pas très compliqué : si le travail improductif peut être exploité, c’est parce qu’il peut se diviser lui aussi en travail payé et travail non payé, c’est-à-dire en travail nécessaire et surtravail. Mais approfondissons un peu plus. Comment un agent qui, du fait de son travail non valorisant, ne reproduit pas la valeur des frais de reproduction de sa force de travail peut-il voir sa journée de travail se décomposer en travail nécessaire et en surtravail[28]? La réponse à cette question a déjà été donnée par Marx dans le chapitre XVII « Le profit commercial » du troisième livre du Capital. Dans ce chapitre, Marx montre que le profit commercial est directement proportionnel à la masse du capital-marchandise qu’il permet de réaliser : plus cette masse est grande, plus sa vente lui rapporte gros. On se souvient de même que le capital productif vend son capital-marchandise au capital commercial en dessous de sa valeur pour que ce dernier l’écoule et pour qu’il diminue ainsi le temps de rotation global de son capital. La différence entre ce que lui a rapporté la vente d’une masse de marchandises et ce qu’elle lui a d’abord coûté, le capital commercial l’empoche. Et cette différence ne représente ni plus ni moins que la rémunération des services qu’il rend au capital productif. Souhaitant s’enrichir davantage, celui-ci doit donc accroître la masse de marchandises qu’il achète et vend. Or, plus la masse de marchandises achetée est grande, plus la revendre prend du temps, c’est pourquoi le capitaliste commercial est, dans un cas pareil, amené à employer des salarié·e·s. Si celui-ci multiplie par 10 la masse de marchandises qu’il écoule et qu’il engage, pour l’épauler, 9 autres personnes, rien ne l’oblige à rémunérer ces dernières proportionnellement au service qu’elles lui rendent à lui. Au contraire, si ce qu’il souhaite faire, c’est s’enrichir, il a tout intérêt à abaisser leur salaire au strict minimum, c’est-à-dire à le fixer de la même manière que celui des travailleur·euse·s du secteur productif, à savoir au prix de la reproduction de leur force de travail. Par conséquent, là où ces individus auraient été en droit de recevoir le 1/10 de la rémunération du service qu’ils ont contribué à rendre au capital productif – parce que le capital social doit, dans tous les cas, réserver une part de la plus-value globale à la rémunération des agents dédiés à la circulation – ils reçoivent un salaire qui ne correspond qu’au prix de la reproduction de leur force de travail. Comme l’indique Marx,

l’exercice [de la force de travail d’un travailleur commercial] comme effort, dépense d’énergie et usure, tout comme pour n’importe quel autre salarié, n’est nullement limité par la valeur de sa force de travail. Son salaire n’est donc pas nécessairement en rapport avec la masse de profit qu’il aide le capitaliste à réaliser. Ce qu’il coûte et ce qu’il rapporte au capitaliste sont des grandeurs différentes. Il lui rapporte non pas parce qu’il crée directement de la plus-value, mais parce qu’il contribue à diminuer les frais de réalisation de la plus-value, en accomplissant du travail en partie non payé.[29]

On ne saurait être plus explicite. Corollairement, on peine à voir comment Astarian et Ferro pourraient continuer de restreindre le concept d’exploitation au travail productif. Surtout que, comme nous l’avons vu, ils ne se sont jamais embarrassés d’une telle restriction lorsqu’il est question de « l’exploitation du prolétariat » ou de « l’exploitation du travail ».

Néanmoins, pour eux, cette restriction n’a aucun effet sur la définition du prolétariat, puisqu’ils ne considèrent pas l’exploitation comme une condition nécessaire pour appartenir à cette classe. Ce n’est que dans leur réponse à notre critique qu’on peut entrevoir comment une telle restriction leur est utile. Et on a beau essayer, on ne peut s’empêcher de voir dans cette restriction autre chose qu’un relent de chauvinisme mâle pour lequel il n’y a pas d’exploitation spécifiquement féminine. Pour Astarian et Ferro, si une femme peut être exploitée dans la société capitaliste, ça ne peut être qu’en tant que prolétaire (et il faut ajouter : employée par le secteur productif). On sait quelles ont été les conséquences politiques d’une telle conception du « problème des femmes ». Bien qu’il nous apparaisse ridicule de devoir expliquer ce qui a été expliqué mille fois avant nous, nous sommes contraint·e·s d’aller de l’avant et de montrer comment le travail domestique peut êtreexploité. Ainsi, à son niveau le plus abstrait, l’exploitation consiste en un rapport au sein duquel s’échangent, de manière continue et répétée, des prestations de travail non équivalentes (en temps, mais aussi en qualité)[30]. Comme la valeur est du temps de travail matérialisé, l’échange de service contre rémunération revient à échanger du temps de travail contre du temps de travail. Ce qui signifie que lorsque le ou la capitaliste paie ses prolétaires non pas à la hauteur de la valeur effectivement ajoutée à son capital initial, mais uniquement à la hauteur des frais nécessaires à la reproduction de leur force de travail, il s’agit ici aussi d’un échange de prestations de travail non équivalentes; du temps de travail a été échangé contre moins de temps de travail. Or la même chose peut se dérouler à la maison. Delphy a déjà très clairement expliqué comment l’économie domestique peut représenter une forme d’exploitation du travail des femmes par les hommes du ménage[31]. De même, et contre l’idée selon laquelle, dans le couple, le temps de travail total des femmes équivaut à celui des hommes (parce que le travail non rémunéré des femmes serait entièrement compensé par celui, rémunéré, des hommes), on peut observer que le temps « contraint » total des femmes est en moyenne beaucoup plus important que celui des hommes : 66 heures/semaines pour les femmes actives contre 57 pour les hommes actifs et 43 heures/semaines pour les inactives contre 18 pour les inactifs[32]. Les recherches des anthropologues (féministes ou non) parviennent à des résultats remarquablement similaires en étudiant les sociétés dites « primitives »[33]. Il n’est donc pas question de soutenir que les femmes qui effectuent davantage de travail domestique sont nécessairement exploitées par leur conjoint, mais bel et bien que cette éventualité existe et qu’elle correspond, par ailleurs, à la réalité d’innombrables ménages.

Groupe « femme » et appartenance de classe

 Dans leur critique, Astarian et Ferro ne s’embarrassent pas toujours de ce que nous disons réellement, ce qui leur facilite naturellement la tâche. C’est effectivement un procédé commode que de déformer une thèse pour la réduire ensuite facilement en pièces. Mais tout ce qu’a de risqué une telle « tactique » doit apparaître dès lors que ceux et celles dont les propos sont déformés ont l’opportunité de répondre. C’est ici particulièrement le cas en ce qui a trait à la question de l’appartenance de classe du groupe « femme ».

Ainsi, Temps Libre rangerait « toute la main-d’œuvre féminine considérée sous-payée dans la même classe sociale, d’une part, par la présomption qu’elle serait forcément improductive (donc ipso facto membre de la classe moyenne), d’autre part par la mobilisation d’une conceptualisation ad hoc (les  »travaux participant à la reproduction directe de la force de travail » …)[34]» Quand « TL » féminise des notions telles que travailleuse productive et accorde au féminin des adjectifs qui accompagnent la notion de prolétaire, il ne faut pas y voir des pratiques imposées par l’empire du politiquement correct, mais bien plutôt la prise au sérieux du fait que les prolétaires ne sont pas seulement des hommes et corollairement, que le travail productif n’est pas uniquement effectué par des hommes. Ce fait, il est assez difficile d’en avoir conscience lorsqu’on lit par exemple un texte d’Astarian qui, semble-t-il, juge non théoriquement pertinent de rappeler grammaticalement que les hommes ne sont pas les seuls représentants de l’espèce humaine, ni les seuls membres du prolétariat. Si nos critiques avaient réfléchi au sens d’une telle pratique d’écriture, peut-être cela leur aurait-il évité une méprise inutile. Pour rappeler ce qui est déjà clair dans notre dernier numéro, bien que les femmes soient surreprésentées dans le travail improductif subordonné, toutes les femmes ne sont pas sous-payées et toutes les femmes sous-payées ne sont pas membres de la classe moyenne.

Pour Astarian et Ferro, il serait faux de dire que les femmes sous-payées (qui ne reçoivent pas du sursalaire) de la classe moyenne sont pour cela « exclues du sursalaire » ou dit autrement, il serait faux de dire qu’elles ne sont pas sursalariées[35]. En effet, notre point de vue serait biaisé parce que, pour déterminer l’appartenance d’un agent, nous prenons pour point de départ le « porteur individuel de la force de travail », alors que, selon eux, « la cellule de base de la reproduction des différentes forces de travail », c’est le ménage[36]. Par conséquent, il faudrait partir du revenu du ménage pour déterminer si ceux et celles qui en font partie sont, oui ou non, sursalarié·e·s. C’est curieux, mais jamais le revenu du conjoint ou de la conjointe, ni même du ménage, n’était auparavant intervenu chez eux pour déterminer l’appartenance de classe de qui que ce soit. Pour Astarian et Ferro, l’ouvrier qui est payé au prix de la reproduction de sa force de travail est exploité et appartient au prolétariat en tant que sans-réserves, et ce, que son épouse soit cadre ou non. Par contre, pour ce qui est de la caissière, de la préposée aux bénéficiaires, de la vendeuse de parfum, elles… il faut voir, parce que même si elles ne sont pas payées davantage, leur mari gagne « généralement » plus qu’elles, elles restent donc « objectivement associées » au sursalaire. Ce qui, pour eux, implique qu’elles ne sont pas exploitées et ne peuvent pas l’être. Or, à ce qu’on sache, jusqu’ici, « recevoir un sursalaire » signifiait « recevoir un salaire qui excède le prix de la reproduction de la force de travail ». Mais maintenant, « recevoir un sursalaire » signifie (lorsqu’il s’agit d’une femme) « faire partie d’un ménage au sein duquel un de ses membres reçoit un sursalaire ». En parlant d’explication ad hoc

Prenons un pas de recul. Astarian et Ferro, de même que les auteurs de La petite-bourgeoisie en France, ont-ils raison d’accorder de l’importance au patrimoine global dont dispose un ménage, à sa mixité sociale? Bien sûr que oui. Et cela, parce que la prise en compte de ces facteurs nous permet d’aiguiser nos analyses et de comprendre pourquoi tel ou tel agent agit ou n’agit pas conformément à son appartenance de classe. Mais du moment qu’on s’intéresse aux pratiques des agents pour déterminer leur appartenance de classe (travail productif, travail de subordination, extraction de surtravail, etc.) plutôt que par leur degré de rémunération, voire par le patrimoine dont ils disposent[37], il devient absurde de nier le sens de telles pratiques, ce qu’elles impliquent pour la reproduction de la totalité capitaliste, sur la base… du revenu du ménage. Un flic a beau marier une prolétaire, il n’en est pas moins un flic et sa femme, une prolétaire. C’est que tout simplement, un·e exploité·e n’est pas moins exploité·e par son boss si l’un·e ou l’autre des conjoint·e perçoit un sursalaire. L’exploitation a lieu et ce qui arrive après ne regarde en rien le rapport qui lie les deux agents. Astarian et Ferro nous servent justement une théorie des classes digne des Guizot et Cie lorsqu’ils considèrent le ménage comme l’unité de base de la classe : les ménages pauvres (qui ne peuvent accumuler de patrimoine), les ménages intermédiaires et les ménages très riches qui ont de gros patrimoines.

Par ailleurs, nous soutenons que le fait de reproduire directement la force de travail constitue l’une des cinq grandes fonctions qu’effectue la classe moyenne et nous affirmons de plus que les femmes sont surreprésentées dans les travaux qui y sont associés. Contre cette idée, voilà ce qu’en disent Astarian et Ferro :

À notre avis, il y a plusieurs incohérences dans cette tentative de circonscrire un ensemble d’activités ou de branches (forcément improductives d’après TL) constituant la reproduction « directe » de la force de travail. TL inclut dans cet ensemble mal défini certaines activités et pas d’autres. Sur la base de quel critère? On ne sait pas.[38]

Tout d’abord, il est faux d’affirmer que pour nous, il existe des activités qui sont forcément, nécessairement improductives; nous nous bornons à constater le fait que certaines d’entre elles ont été historiquement exclues de la production de plus-value, et ce, parce que le capital n’a jamais jugé profitable de s’en emparer sur une large échelle[39]. Y a-t-il des écoles privées, des cliniques privées, des résidences pour personnes âgées privées, c’est-à-dire des entreprises offrant des services « de reproduction directe » dont l’objectif est de faire du profit? Bien évidemment. Mais au Québec, par exemple, l’essentiel des services d’éducation et de soins est fourni plus ou moins « gratuitement »[40] par l’État et – ce qui est autrement fondamental – selon une tout autre logique que celle présidant à l’entreprise capitaliste. C’est un fait d’une immense importance, parce qu’il place ceux et celles qui fournissent ces services dans un rapport totalement différent au capital et par là, à la totalité sociale. Ensuite, il est remarquablement malhonnête de soutenir que nous ne fournissons pas de critères à même de discriminer quelles activités doivent être comprises comme « reproduisant directement la force de travail ». Voici ce qui est dit, aux pages 194 et 195 :

Ce que nous entendons par « reproduction directe », ce sont tous les travaux absolument nécessaires pour que la force de travail puisse se rendre quotidiennement au travail et y être apte. Par là, nous excluons toute activité propre, exclusive à la reproduction de la classe capitaliste et des couches non subordonnées de la classe moyenne. (…) La reproduction directe de la force de travail désigne donc les activités consistant à former et à soigner la force de travail, ainsi que celles lui permettant d’aller travailler – notamment la charge des enfants, des personnes âgées et des personnes non autonomes.[41] (Nous soulignons)

Astarian et Ferro se demandent franchement si le transport public répond à ces critères. Nous les aiderons : consiste-t-il à former ou à soigner la force de travail? Non. Dans ce cas, décharge-t-il quiconque du fardeau de prendre en charge les enfants, les personnes âgées ou les personnes non autonomes? Non. Est-il alors, au minimum, par quelque côté que ce soit, comparable aux tâches tout juste mentionnées? Non plus. Conclusion : les chauffeur·euse·s d’autobus, de taxi, les pilotes d’avion, les conducteur·rice·s de trains, de bateaux, d’hélicoptères ne reproduisent donc pas directement la force de travail. Vaut-il même la peine de répondre à l’objection selon laquelle il n’y aurait aucune raison de ne pas ranger là les flics? Non seulement les flics sont très, très loin d’effectuer des tâches de la nature dont nous venons de parler, mais en plus, ils ont droit à une fonction bien à eux, à savoir celle dont « l’objectif est de museler, de contenir et d’écraser tout ce par quoi le refus du monde actuel se manifeste.[42] » Ne va-t-il pas de soi que les différences existant entre l’activité concrète des infirmières et celle de flics justifient, du point de vue d’une théorie des classes, qu’on les traite différemment?

Division sexuelle du travail et histoire du patriarcat

À partir de leur critique concernant notre analyse de la surreprésentation des femmes au sein des couches faiblement rémunérées de la classe moyenne, Astarian et Ferro s’aventurent sur le terrain de l’histoire. Ce faisant, ils aboutissent à des conclusions révolutionnaires du type « les théories contemporaines du genre ne sont que le produit de 300 000 ans d’humanisation du rapport à la nature » ou encore « les luttes féministes n’ont aucun réel potentiel subversif ». Tenez-vous bien, le chemin est tumultueux. La première thèse à laquelle nos auteurs s’attaquent est la suivante : dans l’intégration des femmes au travail salarié, il y a continuité et renforcement de la division sexuelle du travail qui relègue les femmes au travail reproductif. Dit autrement, l’intégration des femmes dans le travail salarié se fait sur la base d’une division sexuelle au sein du travail salarié et, plus encore, ce travail s’ajoute aux tâches domestiques qui leur sont encore majoritairement déléguées (d’où la pertinence du concept de double journée de travail). Astarian et Ferro affirment ne pas vouloir « nier la continuité évoquée par TL, entre les tâches effectuées à la maison et dans le salariat ». Mais, espérant nous opposer une objection destructrice, ils remarquent avec perspicacité qu’« elle n’est pas systématique[43] », c’est-à-dire que cette continuité ne concerne pas 100 % des individus associés au groupe femme. Une telle objection doit-il laisser penser que nos auteurs considèrent que la division sexuelle du travail relève de la pure contingence – étant donné sa non-systématicité – et qu’en ce sens, ce phénomène ne mérite pas vraiment d’analyse? C’est en tout cas ce qui semble confirmé par leur absence marquée d’intérêt par la question. Or, suivant ce type de raisonnement, nos auteurs devraient également conclure que, puisqu’il arrive que des enfants de prolétaires deviennent des capitalistes, la reproduction sociale des classes « n’est pas systématique » et ne mérite donc pas qu’on en parle. De manière connexe, Astarian et Ferro soutiennent qu’on ne peut pas vraiment parler d’exclusion des femmes de la production de plus-value, parce « que les choses ne sont pas si simples » : il y a en effet des femmes qui effectuent un travail productif. Convenons que l’expression aurait pu être plus rigoureuse (toutes les femmes n’ont pas été historiquement exclues, mais elles l’ont été massivement). Ceci étant dit, cela ne supprime en rien la nécessité d’expliquer un phénomène qui persiste, malgré d’innombrables reconfigurations, depuis l’avènement du mode de production capitaliste. Et par ailleurs, cela ne rend pas moins banale l’objection qu’on nous oppose. La question qui se pose reste la même : y a-t-il oui ou non, une constance quelconque dans ce phénomène d’exclusion? Si oui – et ils le reconnaissent eux-mêmes –, alors il faut l’expliquer. Et dans ce cas, comment faire?

Première option. S’armer des Manuscrits de 44 de Marx – comme le font Astarian et Ferro – pour espérer trouver un point d’appui nettement plus solide et exhaustif pour penser le genre que ce que la théorie féministe a pu produire au cours des 75 dernières années et ainsi corriger « les théories contemporaines du genre ». À travers la réponse de nos auteurs, on apprend que les « rapports sociaux de sexe » font partie des rapports de l’homme (!) à son corps organique, eux-mêmes déterminés par la transformation du rapport de l’homme (!) à son corps inorganique[44]. Qu’est-ce qu’on retrouve derrière cette terminologie fumeuse? Rien d’autre que la bonne vieille thèse selon laquelle le rapport de genre n’est qu’un problème superstructurel, qu’il est de nature quasi immatérielle parce que non médiatisé par la nature, qu’il est entièrement déterminé par les rapports de classes et que celui-ci sera automatiquement solutionné par la révolution communiste, sans qu’il soit nécessaire de lutter spécifiquement sur le terrain du patriarcat. Astarian et Ferro nous disent donc avec précision comment ils conçoivent la subversion du genre :

une nouvelle phase [du rapport de genre] interviendra soit dans la prochaine restructuration du capital, soit dans un soulèvement victorieux du prolétariat. Dans le premier cas, elle se fera comme évolution fonctionnelle des rapports capitalistes, comme cela a été le cas lors des restructurations fordiste et post-fordiste. Dans le deuxième cas, elle se fera comme individualisation des prolétaires (hommes et femmes) dans l’insurrection.[45]

Sur ce sujet, l’ensemble de l’argument d’Astarian et Ferro repose sur le fait qu’ils rangent les « rapports sociaux de sexe » dans les seules transformations du « rapport au corps organique » (de l’homme). Ces rapports de sexe n’auraient donc rien à voir avec celles du rapport au corps inorganique (de l’homme), c’est-à-dire avec « la nature au sens fort du terme »[46]. Il faudrait nous dire ce que signifie ici un « rapport à la nature au sens fort du terme », puisque celui-ci semble exclure le fait d’enfanter, de transformer des aliments pour nourrir sa famille, de rendre habitable l’espace de vie, bref de réaliser toutes les tâches qui relèvent du travail domestique. Pour des gens qui tiennent à ramener le genre à sa « présupposition naturelle », il est surprenant de voir à quel point Astarian et Ferro ignorent les conditions naturelles minimales de reproduction de l’espèce humaine. Et si nos auteurs tiennent à se limiter au cadre étroit des manuscrits laissés non publiés par le jeune Marx, peut-être serait-il pertinent de relire plutôt ceux où celui-ci parle de la famille comme première forme de la division du travail où l’exploitation existe déjà comme « libre disposition de la force de travail d’autrui[47] ». Si dans notre second numéro nous dédions une section aux effets de la division sexuelle du travail sur les divisions en classes et en fractions de classe du mode de production capitaliste, c’est précisément parce que le genre ne peut être réduit à un rapport immatériel, culturel, qui serait entièrement déterminé par le rapport de classes. Ou pour parler comme nos philosophes attitrés du genre : les rapports de genre font eux aussi partie « des rapports de l’homme à son corps inorganique ».

Seconde option, plus osée celle-là. Devant l’inanité de la première option, s’intéresser à ce que des féministes ont à dire là-dessus. À ce titre, Sylvia Federici est l’une des autrices dont les travaux sont les plus instructifs relativement à l’histoire du genre dans ses rapports à l’émergence du mode de production capitaliste. C’est pourquoi, pour traiter de la division sexuelle du travail d’un point de vue historique, il est indispensable de s’y référer – ne serait-ce que de manière critique. Saisissant l’occasion au vol, Astarian et Ferro ne peuvent quant à eux résister à la tentation de faire le procès de son ouvrage Caliban et la sorcière et de nous associer à des thèses et des concepts complètement étrangers aux nôtres. À suivre Astarian et Ferro, il semblerait que citer une autrice implique désormais d’appuyer l’entièreté de son corpus théorique. De l’intérêt que nous accordons à l’analyse qu’offre Federici de la transformation des rapports de genre lors de l’émergence du capitalisme, nos critiques extrapolent une communauté d’idées parfaite entre elle et nous : prolétariat médiéval, sphère de la reproduction comme source de valeur, théorie de la transition – tous ces éléments seraient endossés par Temps Libre, parce que… nous avons repris l’idée selon laquelle l’émergence du mode de production capitaliste n’a été possible que sur la base d’une division sexuelle du travail précise qui n’a pu être établie que par des procédés violents. Pareillement, bien que nous citions Astarian et Ferro en vertu de l’intérêt de la notion de sursalaire qu’ils ont contribué à développer, nous serions bien embêté·e·s de nous porter à la défense du concept de travail productif qu’ils utilisent.

Au final, la seule critique sérieuse porte sur le lien de causalité que nous établissons entre le phénomène de répression des femmes à l’époque de la chasse aux sorcières et celui de l’augmentation démographique de l’Europe ayant permis l’extension de l’exploitation de la force de travail. Comme première objection, Astarian et Ferro soutiennent qu’un tel lien ne peut être établi, parce que la reprise démographique s’effectue dès 1450, soit avant la période de la chasse aux sorcières. Malheureusement, cette critique tire complètement à côté de sa cible : lorsque Federici insiste sur le rôle de la répression des femmes et de la sexualité non reproductive dans la reprise démographique, elle fait explicitement référence à la reprise qui suit le déclin démographique qui s’amorce en Europe à partir de 1580 (pour atteindre son point culminant vers 1620-1630) et non à celui causé par la crise de la Grande peste de 1346-1351[48]. Ce n’est donc pas la reprise qui suit cette dernière que Federici explique par la chasse aux sorcières, mais celle du XVIIe siècle. Comme seconde objection, Astarian et Ferro affirment que l’augmentation démographique s’expliquerait d’abord par « l’amélioration des conditions hygiéniques et alimentaires portées par une relance de la productivité du travail [49]». Il est certes concevable qu’une telle poussée démographique n’aurait pu avoir lieu sans la réunion de certaines de ces conditions. La question est donc de savoir quel facteur joue ici le rôle décisif : l’amélioration des conditions hygiéniques et alimentaires ou un mouvement de répression nataliste. Mais comme Astarian et Ferro se trompent de siècle, il leur est difficile de défendre de manière convaincante l’idée selon laquelle la reprise démographique qui se déroule à partir de XVIIe s’explique d’abord par « l’amélioration des conditions hygiéniques et alimentaires » en s’appuyant sur des faits… qui relèvent du XVe siècle. Or ce qui est marquant, c’est précisément le fait que, durant la première moitié du XVIIe siècle, coïncident à la fois une crise démographique générale et le développement de toute une série de mesures et de pratiques natalistes (répression de la contraception, de l’avortement, de l’infanticide, etc.) grâce auxquelles finit par être surmontée cette « crise ». À moins de penser la reproduction comme un phénomène purement naturel et entièrement déterminé par les aléas de la sécurité matérielle, il faut prendre au sérieux les interventions sociales effectuées sur les capacités reproductives, justement parce qu’elles ont historiquement rendu possible l’émergence du mode de production capitaliste et transformé durablement les rapports de genre.

Nous convenons du fait que le genre ne peut être analysé indépendamment des rapports de classes, tout comme du fait que le patriarcat n’a pas de dynamique purement autonome; il est notoire que ce dernier est chaque fois bouleversé par le passage d’un mode de production à un autre. Mais il est tout aussi évident que le genre n’est pas lui-même sans effet sur ces transitions. Et c’est précisément dans le sens de ces thèses que nous avons abordé le problème du genre. Inversement, pour Astarian et Ferro, celles-ci semblent impliquer qu’il n’y a rien à dire sur le sujet. Ainsi, plutôt que de fournir une véritable théorie de l’articulation du patriarcat et du mode de production capitaliste, ils esquissent au contraire ce qui s’apparente à une anthropologie générale du genre, teintée à la fois d’un naturalisme vulgaire et d’un optimisme naïf :

Plus fondamentalement, la « subversion du genre » doit être comprise comme un aspect de l’humanisation du rapport à la nature parvenue à un certain stade de développement. [Suit un passage où ils expliquent que les rapports de genre sont déterminés par les rapports de classe] Il est impossible d’en rendre compte sans analyser les rapports de classes (alors que l’inverse est toujours possible). Les théories contemporaines du genre, qu’elles le veuillent ou non, sont un produit de quelque 300 000 ans d’humanisation du rapport à la nature. Contrairement à ce que ces théories prétendent, le sexe (la présupposition naturelle) précède bien le genre logiquement et historiquement. Le genre, c’est-à-dire la présupposition sociale du sexe, ne saurait être une réalité présente au même degré depuis les débuts de l’histoire humaine. C’est un résultat historique. Le « développement progressif du caractère problématique du genre » correspond au stade le plus récent d’approfondissement du rapport à la nature intérieure et extérieure. Mais la « subversion du genre », si l’on tient à appeler ainsi le passage à un degré supérieur d’humanisation du rapport à la nature sous l’angle du sexe (voilà qui est beaucoup plus clair! nda), n’est nullement à la portée des luttes de femmes que TL porte en exemple de leur caractère prétenduement anticapitaliste. Une nouvelle phase de ce rapport interviendra soit dans la prochaine restructuration du capital, soit dans un soulèvement victorieux du prolétariat.[50] 

Il y a beaucoup de choses ici. Tout d’abord, le sexe est présenté comme la base explicative du genre, comme le « naturel » sur lequel se développe le « social » Bien que le genre soit caractérisé comme la « présupposition sociale » du sexe, on voit que pour eux le sexe reste logiquement et historiquement premier (« le sexe est la présupposition naturelle du genre ») c’est-à-dire que l’affirmation « le genre est la présupposition sociale du sexe » est vidée de son sens et n’est là que pour jeter de la poudre aux yeux. Bien sûr que le genre est un résultat historique, mais ce que ne voient pas Astarian et Ferro, c’est justement que le sexe aussi est un résultat historique, une catégorie sociale. Les catégories de sexe utilisées pour penser les processus de sexuation différenciés de l’espèce humaine n’en constituent pas le reflet neutre et impartial, elles ne font pas qu’enregistrer ce qui est là. La transformation de ces catégories au cours de l’histoire représente d’ailleurs le premier indice de cette non-identité. Contrairement à ce que prétendent les théories faisant du sexe le fondement naturel et inébranlable sur lequel s’ajoutent ensuite des déterminations sociales (le genre), les traits biologiques que l’on rassemble sous les catégories de « sexe » ne se répartissent pas en deux groupes rigides, mutuellement exclusifs et conjointement exhaustifs. Chez l’humain, le sexe est au contraire fondamentalement polymorphe, c’est-à-dire que coexistent, chez une grande part des individus, des traits associés tantôt à l’un, tantôt à l’autre sexe[51]. La bicatégorisation du sexe est beaucoup plus un présupposé de l’observation qu’un résultat de celle-ci. Les déterminations biologiques que l’on attribue au sexe sont certes naturelles, mais la division de celles-ci en deux catégories distinctes (mâle/femelle) n’est possible que sur la base du genre, qui, précisément, assigne des traits déterminés à ces catégories[52]. En réalité, l’unité des sexes mâle/femelle n’a de sens que par rapport à des préoccupations sociales, telles que celles consistant à vouloir identifier les corps capables de mener à terme une grossesse.

En quoi la position que soutiennent Astarian et Ferro se distingue-t-elle de la bonne vieille position des curés qui veulent fonder en nature les identités de genre? Fort étrangement, par sa similitude avec la conception kantienne du développement historique. Chez Kant, l’histoire humaine progresse suivant une courbe asymptotique qui tend vers la paix universelle; en résolvant les conflits que suscite la nature humaine par la création de nouvelles règles, l’espèce humaine moralise progressivement le monde jusqu’à instaurer un système cosmopolite d’équité parfaite. Remplacez la morale par le genre et vous obtenez approximativement l’anthropologie du genre d’Astarian et Ferro : d’êtres barbares, purement sexuels, qu’ils étaient, les êtres humains deviennent vraiment humains « en humanisant » leur rapport à la nature par l’intermédiaire du genre. Avant que ce dernier n’eût existé, l’homme et la femme se comportaient vis-à-vis de l’autre de manière bestiale et animale, mais cela change lorsque le genre apparaît, puisqu’il produit ses effets civilisateurs et nous fait passer d’un degré sans cesse supérieur « d’humanisation de la nature ». En établissant des règles et en produisant des identités genrées par lesquelles le mâle devient homme et la femelle, femme, les êtres humains façonnent la nature (le sexe) à leur image. Le genre occupe une fonction historique progressiste : le degré de sophistication qu’il atteint nous permet de mesurer la maîtrise qu’a l’homme sur sa propre nature, sur son sexe. Au contraire de ce que dit Temps Libre, il faut donc penser la véritable « subversion du genre » comme le « passage à un degré supérieur d’humanisation du rapport à la nature sous l’angle du sexe »; loin d’espérer la disparition du genre, Astarian et Ferro semblent souhaiter qu’il devienne encore plus réel, qu’il s’épanouisse davantage. C’est pourquoi lorsque ceux-ci parlent d’« individualisation des prolétaires (hommes et femmes) dans l’insurrection », il n’y a aucune raison d’y voir là, comme on pourrait s’y attendre, le souhait que cette individualisation se fasse contre l’assignation à un sexe et à un ensemble d’attributs genrés. Bien au contraire, tout porte à croire qu’une telle assignation leur apparaît naturelle et indépassable.

 Comment le patriarcat se modifie-t-il au fil de l’histoire pour participer activement à la reproduction des différents modes de production? Pourquoi y a-t-il une permanence du rapport de genre à travers l’ensemble des sociétés de classes? Voilà des questions qui n’intéressent pas vraiment Astarian et Ferro. Pour eux, il semble suffisant d’affirmer que le sexe est anhistorique, que le genre est, lui, historique et que nous atteindrons un nouveau degré d’humanisation du rapport à la nature, que ce soit dans la restructuration ou suite à un soulèvement victorieux du prolétariat.

3. Insurrection et révolution

Théorie des classes, théorie de la révolution

Nous avons déclaré, dans notre dernier numéro, qu’une théorie communiste des classes doit nécessairement être, en même temps, une théorie de la révolution. Astarian et Ferro affirment pour leur part être restés « sur leur faim » quant à cette dernière, n’ayant pas trouvé ce qu’ils attendaient y trouver. Ce qui pour eux constitue le « noyau de la théorie communiste », l’insurrection, y est absent. C’est un fait que nous ne l’abordons pas. Et pourquoi? Tout simplement parce que nous cherchons à mettre en évidence le lien intime qui unit le cours normal du développement du capital et la révolution en montrant que ce cours est contradictoire, c’est-à-dire qu’il porte en lui-même la possibilité de son dépassement. Mais une théorie communiste des classes doit précisément être en mesure de rendre compte d’un tel lien dans sa façon de définir les classes du mode de production capitaliste. En analysant l’activité spécifique du prolétariat au sein des rapports de production (le travail productif), l’identité de ce qui le définit comme classe et de ce qui en fait une classe révolutionnaire apparaît : son activité participe du caractère contradictoire du capital (en même temps qu’il le reproduit, il lui rend la vie plus difficile en lui résistant) tout en étant le seul groupe de la société en mesure d’assurer, lorsqu’éclate une crise profonde, la suppression du rapport d’exploitation capitaliste (au sens où il est le seul capable d’en garantir l’arrêt généralisé et de redémarrer la production sur une base post-capitaliste). Les crises, ces accoucheuses de révolutions, n’apparaissent quant à elles plus comme une fatalité qui s’impose au prolétariat, mais comme le produit de son activité à lui aussi : il reproduit les conditions de son exploitation en cherchant à l’atténuer, à tel point qu’elle finit par devenir impossible dans les conditions qui prévalaient.

Ainsi, relativement à la tâche que nous nous sommes donnée – définir les classes du mode de production capitaliste, leur fonction au sein de la totalité sociale et par là, leur (in)capacité à prendre des mesures suffisantes pour dépasser la société capitaliste –, parler de l’insurrection ne nous aurait pas beaucoup avancé. Il ne s’agissait pas de décrire la manière dont se déroule un processus pré-révolutionnaire à partir du cours quotidien de la lutte des classes, mais bien d’identifier les conditions à partir desquelles un groupe de la société peut non seulement bloquer la reproduction du rapport social d’exploitation capitaliste, mais instaurer des rapports sociaux entièrement nouveaux, et ce, de manière pérenne. À cet égard, le prolétariat est révolutionnaire à au moins deux niveaux. Tout d’abord, en tant que classe du travail productif, il participe, de par son activité quotidienne la plus banale, à provoquer la crise, tout comme le fait à sa façon – et malgré elle – la classe capitaliste. Leur lutte, ouverte ou latente, détermine dans ses grandes lignes le cours historique contradictoire du capital qui ne peut que déboucher sur des crises. Mais surtout, le prolétariat est la seule classe qui, dans celles-ci, peut assurer une reprise de la production non capitaliste, c’est-à-dire qui soit capable de supprimer la base matérielle de la production capitaliste et, sur ses ruines, d’en organiser une nouvelle. En ce sens, la théorie de l’insurrection se fonde sur la théorie plus générale de la révolution : elle en constitue une partie certes indispensable, mais elle ne peut rendre compte par elle-même de ces éléments fondamentaux. Cela, Astarian et Ferro ne le voient pas. Et c’est pourquoi ils nous reprochent d’escamoter le moyen terme que représente l’insurrection – ce qui nous priverait de la capacité à comprendre le passage entre les luttes quotidiennes et la révolution communiste comme rupture. En faisant jouer un rôle central à la contradiction entre travail nécessaire et surtravail au sein de la société capitaliste, nous aurions « refusé » de venir sur leur terrain, c’est-à-dire d’insister sur les différences qualitatives qui séparent les différents stades de la lutte du prolétariat et de même, d’accorder aux insurrections le statut de « noyau de la théorie » et celui de « périphérie » aux luttes quotidiennes et révolutionnaires.

Pourquoi et comment le prolétariat peut-il faire la révolution?

Ce qui rend peut-être difficilement assimilable, pour Astarian et Ferro, la divergence d’idées qui nous oppose à eux, c’est que nous posons le problème de la révolution dans des termes différents. Ces derniers raisonnent à partir d’une observation qui semble, à première vue, évidente : les insurrections ont historiquement été le fait du prolétariat et puisque la révolution n’est possible que sur la base de l’insurrection, c’est le prolétariat qui sera conduit à mener à son terme le dépassement du mode de production capitaliste. Mais plus précisément, pourquoi le prolétariat est-il, selon Astarian et Ferro, amené à faire la révolution et comment la fait-il? Pour eux, cela va de soi : le prolétariat est révolutionnaire, parce qu’il est la classe des sans-réserves, ce qui veut dire que lorsque la crise éclate, les prolétaires n’ont plus aucun autre moyen de survivre que de s’insurger et, s’ils et elles en ont la chance, de faire la révolution. Ainsi, dans un premier temps, l’éclatement d’une crise profonde forcera celui-ci – en tant qu’il se compose de sans-réserves et que, par hypothèse, le capital cesse d’employer la force de travail – à s’emparer d’éléments du capital pour ne pas crever de faim et pour se donner les moyens de lutter contre la répression[53]. C’est pourquoi la saisie de moyens de production et l’armement du prolétariat constituent, selon Astarian et Ferro, les deux critères permettant d’identifier une situation insurrectionnelle[54]. Du fait de cette crise, le prolétariat est amené à s’attaquer à ce qui représente pour eux le « cœur » du rapport social capitaliste : « le monopole de la propriété capitaliste sur les conditions de la reproduction matérielle des prolétaires. [55] » L’insurrection constitue donc ce moment où de larges masses prolétariennes se soulèvent dans une logique qui rompt avec celle caractérisant les luttes quotidiennes. En effet, si ces dernières se limitent généralement à une refonte plus « équitable » du rapport d’exploitation, les luttes insurrectionnelles se caractérisent par des pratiques dont l’objectif est de garantir la survie immédiate du prolétariat à l’extérieur du rapport d’exploitation capitaliste[56]. Cette situation spéciale fournit donc l’occasion de l’élaboration d’un rapport social nouveau, où les individus sont contraints d’apprendre à se reproduire sans passer par l’intermédiaire du capital. À ce titre, la confiscation d’éléments du capital en vue d’assurer la reproduction matérielle des insurgé·e·s et de bloquer celle des capitalistes est incontournable, autant que l’est celle des armes qui permettent de défendre cet acquis.

Mais pour assurer sa survie dans la durée, le prolétariat sera dans un deuxième temps contraint de reprendre en main ce qui constituait jusque-là le capital productif pour s’en servir à son compte, que ce soit en le transformant ou en le détruisant simplement. Dans ce contexte, la prise en charge de la production se fera néanmoins de manière non capitaliste, c’est-à-dire qu’elle sera amorcée suivant d’autres règles que celles présidant à l’organisation capitaliste du travail ; les prolétaires seront tout simplement forcé·e·s, compte tenu du caractère extraordinairement tumultueux de la lutte des classes, de produire de manière non productiviste et non normalisée, c’est-à-dire d’improviser, de «produire par bricolage»[57]. C’est de là seulement que se dégagera la possibilité de l’abolition effective des classes et des catégories du mode de production capitaliste. Ce deuxième moment correspond à la révolution proprement dite, à la communisation. L’aspect purement négatif de l’insurrection finit par laisser place à une réorganisation de la production qui rend positivement irreproductibles les anciens rapports sociaux.

Il faut faire ici deux remarques. Premièrement, ce qui découle de tout ce schéma, c’est que ce qui fait du prolétariat une classe amenée à faire la révolution — et effectivement capable de réaliser cette tâche — repose uniquement dans le fait que ses membres sont dépourvu·e·s de réserves, c’est-à-dire que tout repose dans sa précarité présumée. Dans ce cas, pourquoi prendre la peine de s’embarrasser du concept de prolétariat et ne pas dire bêtement et simplement : les pauvres feront la révolution parce que, pour survivre, ils et elles n’auront pas le choix de la faire? En cherchant à savoir comment et pourquoi, selon Astarian et Ferro, le prolétariat est la classe susceptible d’abolir le mode de production capitaliste, on finit par comprendre qu’il est accessoire que celui-ci soit partie prenante de la contradiction qui meut la société capitaliste.

Deuxièmement, il y a chez eux une incohérence flagrante. D’un côté, le passage de l’insurrection à la révolution est caractérisé (à juste titre) comme le moment où ce qui constituait jusqu’alors le capital productif est massivement repris en main et transformé de manière à répondre aux besoins matériels les plus variés des insurgé·e·s/révolutionnaires : la production reprend, mais sur les ruines du précédent mode de production. C’est donc à ce moment seulement que l’objectivité matérielle du capital – sa base matérielle – commence à être supprimée de manière définitive. La révolution communiste proprement dite, c’est cela. Mais de l’autre côté, Astarian et Ferro désignent explicitement les sans-réserves comme le sujet de ces transformations. Le problème, c’est que ce ne sont pas tous les sans-réserves qui peuvent opérer ce passage, c’est-à-dire réorganiser la production dans des conditions extraordinaires, anarchiques, chaque fois singulières et ainsi assurer la reproduction matérielle des insurgé·e·s/révolutionnaires. Voler des morceaux de tôles pour se construire des barricades, tout le monde peut le faire : le commis du dépanneur comme l’ouvrière de l’industrie automobile. Mais pour résoudre des problèmes liés à la production de tels ou de tels objets jugés nécessaires par les révolutionnaires, il faut s’y connaître un minimum : être familier.ère avec les procédés de fabrication, savoir utiliser telle ou telle machine, tel outil, connaître moindrement les matériaux entrant dans la composition de l’objet. Bref, il faut avoir travaillé dans le secteur, voire dans un site de production déterminé. L’initiative et l’imagination peuvent pallier l’expérience dans une certaine mesure, mais cette mesure doit diminuer radicalement suivant le degré de complexité de fabrication d’un objet. Or, il est évident que pour produire sur une base moindrement massive, la production ne peut manquer d’être moindrement complexe. Et c’est d’autant plus le cas en ce qui a trait à la fabrication de certains objets spécialisés qui resteront, au moins pour un temps, indispensables (matériel médical, technologie de pointe, approvisionnement énergétique, etc.). Aussi faut-il insister sur le fait que le travail manuel auquel est relégué le prolétariat lui apprend néanmoins à produire – aussi étriqué et aliénant cet apprentissage soit-il. Même la production capitaliste hautement développée – qui repose pour une grande part sur le travail intellectuel des spécialistes – est impensable sans l’inventivité et la débrouillardise quotidienne des travailleur·euse·s manuel·le·s. Ainsi, les véritables sujets de ces transformations au sein de la production et plus généralement, au niveau de la révolution communiste, ce sont les travailleuses et travailleurs productif·ve·s. Non pas les sans-réserves. Être sans-réserve, voilà la détermination en vertu de laquelle on est sujet de l’insurrection : c’est d’abord en tant que tel que les individus pillent et se battent contre la reprise du travail capitaliste. Nul besoin d’être prolétaire – travailleur ou travailleuse productif·ve – pour s’insurger de la manière décrite (correctement) par Astarian et Ferro. Mais dès que le centre de l’insurrection se déplace et qu’il devient à nouveau impératif de produire, c’est le prolétariat, comme classe du travail productif, qui reprend les devants de la scène. Les prolétaires peuvent très bien être le sujet central de ces deux moments, mais ils et elles ne le sont pas en vertu de la détermination.

C’est pourquoi nous sommes porté·e·s à croire que, lorsque Ferro et Astarian parlent du prolétariat comme « classe des sans-réserves employé·e·s par le capital », c’est parce qu’ils sentent que ce n’est pas suffisant d’être pauvre pour faire partie de la classe sans laquelle la révolution est impossible. Mais cette intuition, si elle existe vraiment chez eux, ne parvient jamais à s’imposer de manière à résoudre la tension qui traverse leur théorie du prolétariat. Ou bien le prolétariat, comme classe des sans-réserves, n’est qu’en partie révolutionnaire (seule une part des sans-réserves est réellement en mesure de prendre des mesures communisatrices) et il n’est donc pas vraiment une classe révolutionnaire, ou bien une telle définition du prolétariat est tout simplement trop extensive. Or, du moment que le prolétariat est défini par son activité plutôt que par un quelconque statut socio-économique, cette difficulté s’évanouit.

Par conséquent, malgré ce qu’en disent Astarian et Ferro, notre théorie est donc tout à fait capable de répondre aux questions du pourquoi et du comment relatives au rôle révolutionnaire du prolétariat. Comme nous l’avons vu, notre approche consiste, pour ce faire, à partir de la position fonctionnelle des agents dans la reproduction contradictoire de l’ensemble. Pourquoi le prolétariat peut-il provoquer la révolution? Parce que son activité spécifique – produire de la plus-value – le place dans une position telle que seul celui-ci peut effectivement faire cesser la reproduction du capital sur une échelle suffisamment large pour que le capital entre dans une crise profonde. Comment peut-il mener à terme la révolution? Il est le seul qui soit en mesure de rendre irreproductible le rapport d’exploitation capitaliste en assurant une reprise de la production telle qu’elle donne le coup de grâce au capital.

Luttes quotidiennes et contradiction prolétariat-capital

Remarquons en premier lieu que, dans leur réponse, nos contradicteurs nous attribuent une idée qui nous est étrangère. Ceux-ci nous réprouvent en effet une « contradiction toute formelle du travail productif à la fois nécessaire et de trop ». Pourtant, nulle part nous ne parlons de la « contradiction du travail productif ». Restituons les faits : en tant qu’activité du prolétariat, le travail productif correspond à l’un des pôles de la contradiction prolétariat-capital et non pas à la contradiction elle-même. S’il s’agit d’une nuance, la différence est de taille. Le prolétariat est engagé dans un rapport contradictoire au capital en tant qu’ilest la classe qui effectue le travail productif; en même temps qu’il est nécessité par le capital, ce dernier tend à l’éjecter du procès de production. D’ailleurs, contre cette idée, Astarian et Ferro soutiennent que le prolétariat occidental n’aurait pas vraiment décru quantitativement, mais qu’il aurait seulement été délocalisé et qu’en ce sens, on ne pourrait y voir l’expression d’un procès contradictoire, mais seulement celle d’une « tendance qui a ses contre-tendances[58] ». Admettons que ce que perdent les pays occidentaux est tout entier gagné par des pays dont la composition organique du capital est plus faible. Nous aimerions bien qu’ils nous expliquent comment il est possible, compte tenu du progrès constant de la productivité du travail, que la part de la population qui se consacre à la production matérielle (ce qui inclut le prolétariat) ne diminue pas relativement à long terme. Le prolétariat mondial peut évidemment croître du fait de la dissolution de modes de production précapitalistes, mais ce mouvement est limité historiquement et ses effets sont appelés à se faire toujours moins sentir. Si Astarian et Ferro sont d’avis que le prolétariat croît et doit croître indéfiniment (absolument et relativement), qu’ils l’affirment franchement.

Nous avons déjà vu que les critiques que nous adressent Astarian et Ferro peuvent enchaîner des raisonnements à développement logique variable. Après avoir concédé notre apport à leur théorie de l’encadrement – qui consiste à montrer que le sursalaire n’est pas uniquement justifié par un travail de direction/surveillance –, ils nient dans la phrase suivante ce qui fait de notre apport un apport. À travers ce qui suit, nous verrons que nos auteurs se prêtent au même genre d’exercice et rendent par là leur critique sur la nature de la contradiction du surtravail de plus en plus confuse. Dans un premier temps, Astarian et Ferro nous reprochent d’accorder, à l’instar de Théorie communiste, une aussi grande importance à la contradiction du surtravail, au fait que, « pour la première fois, la classe productive est à la fois toujours nécessaire, à la fois toujours de trop »[59]. Pourquoi? Parce qu’il s’agirait uniquement d’une « belle formule ». La contradiction qu’elle définit serait « toute formelle », trop « logique » – ce qui est d’ailleurs uniquement un problème pour qui réduit la logique à la logique formelle, c’est-à-dire pour qui sépare rigidement la logique de la réalité. Devrait-on en comprendre que cette contradiction (parce que trop « logique ») n’en serait une que dans l’esprit, comme les myriades d’antinomies métaphysiques dont les professeur·e·s d’université raffolent? Cherchent-ils à dire que la contradiction entre travail nécessaire et surtravail est du même ordre que les expériences de pensée qui spéculent sur l’inexistence du monde extérieur? Mais malgré ce reproche, ceux-ci tranchent, dans un deuxième temps, sur le fait que « la contradiction mise en avant par TL n’en est pas une[60] » et qu’il s’agit plutôt d’une « tendance ». Il faut pourtant savoir se décider : s’agit-il d’une contradiction ou d’une simple tendance?

Prenons toutefois pour acquis qu’ils optent pour la seconde option. Selon eux, il y aurait donc la « vraie contradiction », celle qui oppose les deux classes fondamentales et, comme résultat de celle-ci, une tendance (le prolétariat qui est toujours nécessaire mais toujours de trop). Chez eux, la vraie contradiction se traduit plus précisément par l’opposition entre prolétariat et classe capitaliste pour la fixation du curseur du surtravail :

Le rapport entre les deux classes de la société capitaliste se calque sur le rapport entre travail nécessaire et surtravail. Tandis que les prolétaires cherchent naturellement à augmenter le temps du travail nécessaire, c’est-à-dire la valeur de leur force de travail, les capitalistes n’achètent cette même force de travail que pour sa capacité à travailler au-delà de ce qui lui est nécessaire pour se reproduire, autrement dit à produire de la plus-value.[61]

Notons au passage qu’on ne sait pas très bien pourquoi, de leur point de vue, le fait de produire de la plus-value pourrait exprimer une opposition entre des classes, parce qu’il est selon eux contingent qu’un·e prolétaire produise de la plus-value. Autrement, inutile d’insister sur le fait que cette opposition est « contradictoire » dans un sens assez pauvre. Ce qui, seul, fait son caractère contradictoire, c’est que chaque fois qu’une classe parvient à déplacer le curseur du surtravail en sa faveur, elle le déplace en défaveur de l’autre; chaque sou gagné l’est au détriment de l’autre. Utilisé dans ce sens, le mot « contradiction » ne signifie pas autre chose qu’« antagonisme ». On pourrait tout aussi bien remplacer toutes les occurrences du premier par le second, cela ne changerait rien à ce qu’ils disent. On comprend bien pourquoi, avec une conception aussi étriquée du concept de contradiction, Astarian et Ferro ne voient pas en quoi le caractère contradictoire du cours quotidien du capital fait en sorte qu’il peut et doit déboucher sur autre chose. Lorsque nous parlons de la contradiction entre le prolétariat et le capital, c’est-à-dire de la contradiction entre le travail nécessaire et le surtravail au sein du mode de production capitaliste, nous ne référons pas uniquement au conflit pour la division de la journée de travail. Pour parler de contradiction au sens strict, il ne faut pas seulement démontrer qu’un conflit oppose deux termes, mais également que ceux-ci sont impliqués dans un rapport dont les conditions interdisent la pérennité du rapport lui-même. Ainsi, pour parler de la contradiction entre le travail nécessaire et le surtravail, il ne suffit pas d’énoncer l’existence de ces deux termes, mais plutôt d’analyser les lois tendancielles qui rendent l’exploitation du surtravail de plus en plus problématique. Du reste, le fait que le prolétariat « soit toujours nécessaire et toujours de trop » n’exprime en rien une tendance : au contraire, il définit positivement une contradiction qui, elle, s’exprime notamment par la tendance à la diminution du poids démographique du prolétariat au sein de la société capitaliste.

Par conséquent, quand Astarian et Ferro indiquent que la diminution relative du « travail productif […] sous l’effet de l’accumulation du capital » est la tendance de la contradiction fondamentale et non la contradiction elle-même, ils disent donc quelque chose de juste, mais ils semblent ignorer qu’une contradiction sans tendance, sans dynamique, n’est qu’une opposition statique seulement bonne pour les exercices d’introduction à la logique. Si nous pouvons parler d’une contradiction dans la réalité et non simplement d’un antagonisme ou d’une contradiction dans la pensée – c’est-à-dire une erreur de raisonnement –, c’est précisément parce que nous avons affaire à une contradiction en procès qui ne peut être séparée de sa tendance. Pour exemplifier tout cela, prenons quelques contradictions purement formelles, afin de voir ensuite ce qui les distingue d’une contradiction dialectique.

Contradictions formelles :

1. A: Il n’y a pas de travail non exploité.

   -A: Le travail improductif n’est pas exploité.

2. A: L’insurrection n’est pas un « scénario imaginé » par Astarian, mais un phénomène historique observable dans l’histoire du mode de production capitaliste.

   -A: Il n’y a pas de précédent historique au scénario insurrectionnel rendant possible la communisation.[62]

3. A: La notion de travail de subordination explique avec plus de précision ce qui justifie le sursalaire.

   -A: La notion de travail de subordination n’explique pas ce qui justifie le sursalaire.

Ici, nous avons affaire à de simples fautes de raisonnement qui ne concernent pas la dynamique contradictoire de la réalité sociale, mais uniquement l’esprit d’auteurs pensant pouvoir faire coexister ces propositions. Inversement, lorsque nous reprenons la formule de Théorie communiste affirmant que le prolétariat est à la fois nécessaire et de trop, nous ne référons pas à une situation statique où ces deux déterminations contraires s’appliqueraient toujours invariablement au prolétariat. Le rapport social capitaliste existe et se reproduit uniquement par l’exploitation du prolétariat et c’est en cela que celui-ci est nécessaire, mais ce rapport tend à sa propre suppression parce que, pour augmenter la productivité du capital, il évince progressivement ce par quoi il existe, à savoir l’exploitation du travail humain. Ainsi, c’est parce que les conditions spécifiquement capitalistes d’exploitation du surtravail impliquent une certaine dynamique que l’on peut parler de contradiction dans un sens proprement dialectique. Sans l’étude des lois tendancielles du mode de production capitaliste – étude qui fait d’ailleurs la spécificité de la critique de l’économie politique marxiste –, on ne peut pas réellement parler de contradiction sans tomber dans la simple opposition d’intérêts.   

Au risque de se répéter, il n’est pas suffisant qu’il y ait un rapport d’opposition, un rapport d’antagonisme entre des classes pour que ce rapport soit contradictoire. Le fait qu’une classe s’enrichisse sur le dos d’une autre ne fait pas du rapport qui les lie une contradiction. L’exploitation n’est pas en tout temps et en tout lieu une contradiction. Par voie de conséquence, toute la multiplicité des luttes dont l’objet est l’atténuation de l’exploitation et qui se déroulent au sein de la société capitaliste ne participe pas nécessairement du caractère contradictoire de celle-ci. Le fait brut que des employé·e·s revendiquent une diminution des cadences, une augmentation des congés payés ou l’élargissement de la couverture des soins dentaires ne dit rien sur la nature du rapport qui les lie au capital. Seules les luttes des travailleur·euse·s productif·ve·s contre leur exploitation mettent directement en jeu la contradiction qui meut la société capitaliste. Seules celles-ci peuvent déboucher sur une crise profonde du capital. Les sans-réserves improductif·ve·s n’ont pas, de par la place qu’illes occupent au sein de la totalité sociale, une telle capacité. Or, le prolétariat d’Astarian et de Ferro ne peut pas provoquer la crise en tant que prolétariat, parce que son activité de classe reste, chez eux, extérieure à la contradiction qu’est l’exploitation capitaliste (seule une partie de leur prolétariat est exploitée et donc impliquée par elle).

Plus largement, de la manière dont ils le pensent, le cours quotidien de la lutte des classes apparaît condamné à s’éterniser tant et aussi longtemps que n’intervient pas un événement extraordinaire. En effet, leur conception étriquée de la contradiction – et par là, du caractère contradictoire du cours quotidien de la lutte des classes – ne permet pas d’expliquer le passage en autre chose de celles-ci. Ce n’est qu’avec l’insurrection que s’établit un passage entre « cours quotidien » et « révolution ». Mais à peine ont-ils trouvé cette solution qu’ils font face au même problème : comment penser le passage du cours quotidien à l’insurrection, si celui-ci ne tend pas lui-même à se saborder? Ils font alors appel à la crise. Mais cette solution reste tout aussi partielle, parce qu’on ne voit pas, sur la base de leur conception de la « vraie contradiction » – qui se résume à un rapport d’antagonisme opposant prolétariat et classe capitaliste – ce qui doit mener à la crise. Il faut qu’il y ait, disent-ils, « pénurie de plus-value », qu’il y ait « des capitaux et des capitalistes en trop par rapport à la masse de plus-value socialement disponible.[63] » Mais comment parvient-on à une telle pénurie si, par hypothèse, le travail nécessaire permet de s’approprier du surtravail? Ne pourrait-on pas multiplier à l’infini l’exploitation du travail? Justement, non. Et la raison fondamentale de cette impossibilité repose dans la manière dont le capital, d’après son concept et en réaction aux luttes prolétariennes, est amené à se valoriser, à savoir : grâce à l’accroissement de la productivité du travail[64]. Or, cet accroissement se traduit par la hausse de la composition organique du capital et en cela, par la baisse tendancielle du taux de profit, c’est-à-dire par la diminution de la part du travail pouvant être exploité par rapport à une masse donnée de capital. Par cette façon qu’a le capital de se valoriser davantage, il sape la base même sur laquelle sa valorisation est possible : l’exploitation du travail. Plus le capital exploite intensivement, plus il cherche à accroître le taux de plus-value par l’augmentation de la productivité, moins il pourra exploiter par la suite. L’exploitation capitaliste, dont les modalités sont précisément l’objet des luttes du cours quotidien de la lutte des classes, est donc elle-même une contradiction et c’est cela qui explique qu’elle débouche sur des crises. Tant que le caractère contradictoire de ce cours n’est pas élucidé, les crises ne pourront manquer d’apparaître comme des événements fortuits, parce qu’extérieures à la lutte des classes.

***

Il est possible que ce texte n’ait pas répondu à la totalité des objections qui ont été faites à notre dernier numéro – ce qui ne peut surprendre compte tenu de leur nombre et, il faut le mentionner, de leur qualité variable. Toutefois, nous estimons avoir apporté des réponses décisives à l’essentiel d’entre elles. À travers leurs critiques, Astarian et Ferro nous auront surtout fourni une nouvelle occasion de montrer que le prolétariat ne peut en aucun cas être séparé de sa pratique spécifique de classe : le travail productif. Comme nous l’avons notamment vu dans la troisième section de ce texte, définir le prolétariat par le statut de « sans-réserves » ne peut mener à autre chose qu’à des aberrations. Ni le cours quotidien de la lutte des classes, ni la révolution, ni même la crise ne peuvent être pensés convenablement sans un solide concept de prolétariat. Or, ce n’est certainement pas sur la base de la « solution » d’Astarian au problème du travail productif qu’un tel concept peut être construit. Contre celle-ci, il importe au contraire de prendre au sérieux les rapports sociaux concrets au sein desquels s’inscrit tel ou tel travail.

Enfin, en ce qui a trait à la classe moyenne, nous avons pu voir encore une fois que ni le fait de recevoir un sursalaire, pas plus que le fait d’encadrer ne constituent des critères à même de rendre compte de la diversité des tâches qu’effectuent ses membres. Mieux : en s’attardant à cette diversité, la division sexuelle du travail qui s’y opère ne peut que sauter aux yeux. Nous laisserons donc aux lecteurs et lectrices le soin de juger quelle voie est la plus à même d’apporter une explication véritablement matérialiste à ce phénomène : celle qu’emprunte Temps Libre ou celle que préconisent Astarian et Ferro.

Montréal, décembre 2021.


[1] Astarian et Ferro, Le ménage à trois de la lutte des classes, L’Asymétrie, 2019, p. 34. Ainsi, il serait justifié de ne rien dire sur l’appartenance de classe des deux millions d’individus qui, en France, font partie de la classe moyenne non salariée, en tant qu’ils ne sont que deux millions – contre dix millions pour la partie salariée de la classe moyenne. Le prolétariat des pays capitalistes occidentaux est en déclin numérique depuis les années 70, devrions-nous cesser d’en parler?

[2] Temps Libre, n. 2, pp. 190-198.

[3] Astarian et Ferro, Réponse à « Temps Libre », section 3.1.

[4] Astarian et Ferro, Le ménage à trois de la lutte des classes, p. 45.

[5] Ibid., p. 46.

[6] Ibid., p. 380.

[7] Astarian et Ferro, Réponse à « Temps Libre », section 2.2.(Nous soulignons.)

[8] Ibid. (Nous soulignons.)

[9] Astarian, op. cit., pp. 175-176.

[10] Astarian et Ferro, op. cit., p. 385.

[11] Les études sur l’endettement des ménages au Canada indiquent une concentration de la dette chez les personnes dont le revenu excède 100 000$/année, concentration qui baisse corollairement au niveau de revenu. On note également un lien étroit entre le fait d’être propriétaire de son logement et le niveau d’endettement. Ces données confirment donc une concentration de l’endettement chez les personnes qui partagent les caractéristiques – en termes de revenu – de la classe moyenne sursalariée. Cf. Chawla et Uppal. « L’endettement des ménages au Canada », L’emploi et le revenu en perspective, été 2012, vol. 24, no 2, no 75-001-XIF au catalogue de Statistique Canada.

[12] INSEE, enquête « Histoire de vie et Patrimoine 2017-2018 ».

[13] Astarian, op. cit., p. 271.

[14] Astarian et Ferro, Réponse à « Temps Libre », section 2.3.

[15] « Changes in U.S Family Finances from 2016-2019 », p. 11. Les différences de patrimoine médian net selon l’âge sont les suivantes (en $US) : moins de 35 ans, 13 900$ ; 35 à 44 ans, 91 300$ ; 45-54 ans, 168 600$ ; 55-64 ans, 212 500$ ; 65-74 ans ; 266 400$ ; 75 ans et plus, 254 800$.

[16]Statistique Canada. Tableau 36-10-0585-01. Comptes économiques répartis pour le secteur des ménages, patrimoine, par caractéristique, Canada, annuel, inactif.

[17] Astarian et Ferro, op. cit., section 2.3.

[18] Emploi-Québec, Guide des salaires selon les professions au Québec, édition 2017. Au Québec en 2016, le salaire médian s’élevait à 23$/heure alors que le salaire minimum était quant à lui de 10,75$/heure. Pour les métiers mentionnés dans le texte, les salaires médians étaient les suivants : 1. Plâtriers, poseurs et finisseurs de systèmes intérieurs et latteurs : 31,25$/heure. 2. Briqueteurs-maçons : 34$/heure. 3. Machinistes et vérificateurs d’usinage et d’outillage : 22$/heure. 4. Mécaniciens de chantier et mécaniciens industriels : 25,55$/heure.

[19] Le prolétariat blanc étatsunien des années 60-70 est un exemple notoire d’une telle possibilité.

[20] Astarian, op. cit., p. 280.

[21] Comparez cette affirmation avec le reproche qu’il fait à R.S. de rassembler dans un rapport d’exploitation attrape-tout l’ensemble des prolétaires (productif·ve·s ou non). Cf. Ibid., p. 174.

[22] Ibid., p. 118.

[23] Ibid., p. 147.

[24] Ibid., p. 196.

[25] Ibid., p. 175.

[26] Curieusement, au chapitre 3 de son livre, Astarian nous parle de « l’exploitation du travail par le non-travail ». Le « non-travail » est-il un nom différent pour désigner la même chose (la « classe de la propriété »)? Ou bien s’agit-il d’un concept différent – ce qui contredirait l’idée selon laquelle seule la classe de la propriété peut exploiter un travail? Cf. ibid., p. 113.

[27] Temps Libre, n. 2, pp. 80-81.

[28] Marx, Le Capital, livre 1, t. I, p. 214.

[29] Marx, Le capital, livre 3, t. I, 1969, p. 309. (Nous soulignons.)

[30] Si le rapport d’exploitation capitaliste se distingue des autres types de rapport d’exploitation en ce qu’il reproduit de manière essentiellement économique ses propres conditions de possibilité, à peu près tous les types de rapport d’exploitation non capitaliste doivent faire intervenir des contraintes extra-économiques pour assurer leur reproduction. Le monopole des armes (et de la violence légitime dans le cas des sociétés à État) est précisément ce qui, en dernière instance, assure aux groupes exploiteurs une certaine stabilité en cas de contestation radicale de l’ordre social.

[31] Delphy, L’ennemi principal, t. I, Syllepse, 2009, pp. 42-43, 45 et suiv.

[32] Chadeau et Fouquet, « Peut-on mesurer le travail domestique?», Économie et statistiques, 1981, pp. 32-34.

[33] Cf. Tabet, La construction sociale des inégalités de sexe. L’Harmattan, 1998, pp. 58-62. Aussi, cf. Meillassoux, Femmes, greniers et capitaux. Maspero, 1975, p. 119.

[34] Astarian et Ferro, Réponse à « Temps Libre », section 3.2.

[35] Dans leur réponse, Astarian et Ferro utilisent le concept de CMS inférieure. Ou bien ils utilisent leur concept de CMS (où tou·te·s reçoivent par définition un sursalaire) et alors aucun dialogue n’est possible, parce qu’ils assument d’emblée ce que nous rejetons, à savoir que tous ses membres sont sursalariés. Ou bien ils traduisent dans leur terminologie à eux notre concept de « couches subordonnées de la classe moyenne », couches caractérisées par l’absence de sursalaire et donc, par l’exploitation de ses membres. Nous supposons qu’ils optent pour la seconde option.

[36] Ibid.

[37] Cf. supra « La crise et le patrimoine de la classe moyenne ».

[38] Astarian et Ferro, Réponse à « Temps Libre », section 3.3.

[39] Cf. Temps Libre, n. 2, p. 195.

[40] Ces services ne sont pas « gratuits » au sens où ils sont financés par la population et donc, payés indirectement. Mais ils le sont au sens où il n’y a pas de rapport strict entre la contribution à titre privé et l’utilisation qu’un individu en fait.

[41] Ibid., pp. 194-195.

[42] Ibid., p. 191.

[43] Astarian et Ferro, Réponse à « Temps Libre », section 3.3.

[44] Ibid.

[45] Ibid.

[46] Ibid.

[47] Marx, L’Idéologie allemande, Éd. Sociales, 1968, p. 61.

[48] Federici, Caliban et la sorcière, Entremonde et Senonevero, 2014, pp. 150-151.

[49] Astarian et Ferro, Réponse à « Temps Libre », section 3.3.

[50] Astarian et Ferro. Réponse à « Temps Libre ». section 3.3.

[51] Dorlin, Sexe, genre et Sexualité, Presses universitaires de France, 2008, p. 49. « Réalisée sur 500 hommes génitalement « normaux » – c’est-à-dire déclarés mâles à la naissance et vivant pleinement comme des hommes – ayant effectué un passage à l’hôpital entre novembre 1993 et septembre 1994 pour un traitement bénin à l’urètre ou pour un cancer superficiel de la vessie n’ayant pas nécessité une intervention chirurgicale, l’enquête montre que 275 d’entre eux, soit 55 % des hommes pouvaient être labellisés « normaux » selon les critères médicaux de normalité péniennes appliqués aux enfants intersexes. Le reste, soit 45 % des hommes, témoignaient de différentes caractéristiques anatomiques ou physiologiques pouvant signifier, dans le cadre des critères appliqués aux enfants intersexes, une identité sexuelle ambiguë. »

[52] Pour un traitement réellement étayé de cette question, se référer aux travaux d’Elsa Dorlin et, plus particulièrement, au chapitre « L’historicité du sexe » de Sexe, genre et Sexualité.

[53] Notons qu’en ce qui concerne les grandes étapes du passage du cours quotidien de la lutte des classes à la communisation proprement dite, nous nous accordons grosso modo Astarian et Ferro. Une fois posées les bases d’une théorie de la révolution, il est évident que leur contribution relative à l’insurrection, malgré quelques problèmes, constitue un jalon d’importance pour la théorie communiste. En effet, la révolution présuppose sans conteste un climat de crise aiguë, comme il semble raisonnable d’affirmer que l’éclatement d’un cycle de luttes quotidiennes ne peut pas mener illico presto à la communisation. Cela doit être dit.

[54] Astarian et Ferro, Le ménage à trois, pp. 369-372.

[55] Ibid., p. 370.

[56] Astarian. op. cit. p. 272

[57] Cf. Astarian et Ferro, op. cit., pp. 393-395.

[58] Astarian et Ferro, Réponse à « Temps Libre », section 2.

[59] Ibid.

[60] Ibid.

[61] Cf. Astarian, op. cit., p. 256.

[62] Astarian et Ferro, Le Ménage à trois, p. 320. « La difficulté théorique est ici qu’il n’y a pas de précédent historique à un tel soulèvement (c’est-à-dire à une insurrection grâce à laquelle la communisation devient possible, nda). Les dernières insurrections prolétariennes ont eu lieu sur la base d’une structure très différente du rapport entre prolétariat et capital. La révolution allemande de 1918-21 ou l’insurrection de Barcelone en 1936 ne nous donnent que très peu d’indications sur ce que serait une insurrection à notre époque. » Or, c’est précisément à ce type d’insurrection que nous faisions référence dans notre critique comme étant un « scénario imaginé » par Astarian et non pas aux insurrections historiques.

[63] Ibid., p. 318.

[64] Comme le montrent Astarian et Ferro, le capital peut être contraint d’opter pour une « formule de la plus-value » différente, à savoir celle de la plus-value absolue. Mais cette formule n’est qu’un palliatif de courte durée, parce qu’en diminuant la taille du panier de subsistance du prolétariat à travers la réduction des salaires, le capital réduit par là même sa capacité à réaliser la plus-value qu’il a soutirée de cette façon. C’est pourquoi, sur le long terme, la formule de la plus-value relative – qui consiste à augmenter la productivité de manière à faire baisser la valeur des marchandises entrant dans la consommation du prolétariat et donc, la valeur de sa force de travail – apparaît plus appropriée à une relance véritable de l’accumulation.

Astarian, Ferro et critiques improductives : Sur quelques objections lancées à Temps Libre n. 2 (Première partie)

Première partie

Paru à l’hiver 2021, le second numéro de la revue Temps Libre consacrait une sous-section à la critique de la théorie des classes développée par Astarian et Ferro. Dans une réponse assez substantielle publiée en septembre de la même année, les deux auteurs combinent une défense de leur propre théorie avec des critiques de l’ensemble de notre revue. Bien qu’ils nous reconnaissent le « mérite d’avoir approfondi l’analyse des différentes activités qu’exerce la classe moyenne salariés (sic) pour justifier son sursalaire 1» – ce qui constitue en soi une critique importante du concept d’encadrement sur lequel se construit toute leur théorie de la classe moyenne –, ils s’efforcent de montrer l’inintérêt de notre contribution. Si certaines de leurs remarques commandent des précisions fécondes, une bonne partie d’entre elles repose sur une lecture tronquée qui nous forcera, malheureusement pour le lectorat attentif, à répéter parfois presque tel quel des arguments déjà présents dans notre revue. 

Par ailleurs, il est important de comprendre que les deux auteurs rejettent l’ensemble de notre théorie du travail productif en tant qu’elle fait abstraction de celle exposée par Astarian dans son livre L’Abolition de la valeur paru en 2017. Au lieu d’argumenter frontalement avec notre théorie, ils se contentent de pointer des problèmes généraux relatifs à la question du travail productif en indiquant que les réponses se trouvent dans le livre d’Astarian; condamnant ainsi a priori toutes les théories ne l’ayant pas sagement recopié. Précisons d’emblée une chose : si nous avons consacré une partie de notre dernier numéro à la critique du concept de classe moyenne salariée que développent Astarian et Ferro, c’est parce qu’il représente à nos yeux une contribution véritablement nouvelle et fertile, à même de faire progresser la théorie communiste des classes. Or, c’est en vertu du même raisonnement que nous avons fait le choix de ne pas aborder la contribution d’Astarian au problème du travail productif. Nous considérons en effet impertinent de discuter des contributions desquelles nous jugeons n’avoir rien à retirer. Celle d’Astarian se range dans cette catégorie. Une telle décision était d’autant plus justifiée que la notion de travail productif joue un rôle absolument insignifiant au sein de leur théorie des classes, pour ne pas dire nul. Mais comme nos critiques jugent principalement de la justesse de notre théorie du travail productif à l’aune de l’attention portée à la leur, nous nous efforcerons d’aborder cette dernière de manière exhaustive. Si procéder ainsi nous force à étendre le terrain du débat et rend impossible une réponse succincte, cela nous offre néanmoins l’opportunité d’aller au fond des choses et de préciser les désaccords qui séparent nos positions respectives.

Notre réponse se décomposera donc en deux parties relativement autonomes. Dans la première (section 1), nous répondrons de manière détaillée aux reproches d’Astarian et de Ferro concernant notre concept de travail productif, ce qui ne pourra manquer d’apparaître à plus d’un·e comme un débat quelque peu scolastique. Pourtant, cette réponse n’en est pas moins importante en ce qu’elle constitue, à notre connaissance, la première critique approfondie de la contribution d’Astarian qu’on retrouve dans L’Abolition de la valeur et qui est présentée comme le nec plus ultra de la théorie de la valeur du courant de la communisation. La critique de son concept de travail productif nous mènera naturellement à mettre en évidence les graves problèmes qui plombent à la fois sa théorie de la valeur et celle du travail productif. Cette partie démontrera une fois de plus la nécessité de lier le concept de prolétariat à un concept de travail productif rigoureux. Dans la seconde, nous répondrons aux objections dont l’objet excède le thème du travail productif. Il sera entre autres question du problème de la classe moyenne, de l’exploitation, du genre (section 2) ainsi que de théorie de la révolution, notamment dans ses rapports à l’insurrection (section 3). 

1. Travail productif, plus-value et prolétariat

Le problème du travail productif chez Temps Libre

Selon Astarian et Ferro, utiliser comme nous le faisons le critère du travail productif pour définir le prolétariat « pose plus de problèmes qu’il n’en résout », et ce, d’autant plus que nous n’aurions aucune définition « claire » et « probante » du travail productif. Nous tenterons donc, d’abord, de faire la lumière sur les supposés problèmes détectés par Astarian et Ferro pour ensuite nous concentrer sur la « solution » d’Astarian au problème du travail productif.

La première erreur que signalent nos critiques reposerait sur le fait qu’à l’instar de « la plupart des marxistes », nous affirmons que travail productif de plus-value = travail rapportant un profit au capitaliste. Si par là Astarian et Ferro veulent simplement dire que, pour nous, le travail productif de plus-value rapporte un profit au capitaliste qui l’emploie, alors nous n’y voyons aucun problème. Mais il est tout bonnement ridicule d’affirmer que selon nous « travail productif de plus-value » et « travail rapportant un profit au capitaliste » sont une seule et même chose, alors que nous montrons clairement que certains travaux rapportent un profit au capital qui l’emploie tout en ne produisant ni plus-value, ni valeur, c’est-à-dire que nous montrons qu’il existe un mode d’appropriation du profit spécifique au capital commercial, et qu’il s’oppose à celui du capital productif2. En fait, nous montrons précisément que, dans l’hypothèse où un capital commercial n’effectue que des fonctions commerciales (achats et ventes), celui-ci est improductif tout en touchant le taux de profit moyen. Et pourquoi? Parce qu’il réalise la plus-value contenue au sein du capital-marchandise du capital productif : en achetant le capital-marchandise de ce dernier et par là, en accélérant la rotation de son capital, le capital commercial permet au capital productif de fonctionner à nouveau comme tel et c’est ce « service » (qu’il rend par l’intermédiaire de ses salarié·e·s) qui lui permet de toucher le profit moyen3. Et s’il arrive que du capital commercial soit productif, c’est uniquement dans la mesure où il prend en charge certaines tâches nécessaires à la présence physique des marchandises sur le marché (transport, étalage, entreposage, etc.)4. Ainsi, le travail des employés de commerce rapporte un profit au capital commercial tout en étant absolument improductif, non producteur de plus-value. En ce sens, dire que, pour nous, « le travail improductif est seulement celui fait dans les administrations, les services publics, etc. » témoigne, au mieux, d’un esprit de polémique un peu trop téméraire et, au pire, de problèmes de lecture assez inquiétants5. Pourtant, Astarian et Ferro affirment sans gêne que nous ne distinguons pas bien les capitaux productifs des capitaux improductifs, alors que nous délimitons avec précision la sphère dans laquelle le capital existe comme capital productif de celle où il ne peut se valoriser davantage. 

Se pourrait-il que le vrai problème consiste à travailler avec une définition « tautologique »» du travail productif, comme nous le reprochent précisément nos critiques? Selon Astarian et Ferro, il ne suffit pas de dire que le travail productif est acheté contre du capital pour prouver qu’il est productif, « ce qu’il faut, c’est distinguer entre dépense sous forme d’investissement productif et dépense de revenu notamment sous forme de capital improductif », pour ainsi montrer qu’il est réellement acheté contre du capital productif. Selon nos objecteurs, seul est productif le capital dont les produits sont, sous l’angle de leur valeur d’utilité, des facteurs du capital – que ce soit sous forme de moyens de production ou de moyens de subsistance40. Tout capital produisant des marchandises qui ne peuvent être directement réintégrées dans un procès de production capitaliste est donc improductif. Les exemples que donne Astarian indiquent qu’il s’agit principalement de l’industrie du luxe et de l’armement, mais nous verrons plus loin que les critères qu’il propose élargissent la sphère improductive bien au-delà de ces deux branches. Ainsi, notre définition du travail productif serait tautologique, sans substance, dans la mesure où nous aurions déterminé que tel ou tel travail est productif en fonction du fait qu’il est acheté par du capital supposé productif. Or, c’est précisément à l’inverse que nous procédons : nous ne déterminons qu’un capital est productif qu’une fois que l’on sait qu’il extrait effectivement du surtravail sous forme de plus-value, c’est-à-dire qu’il emploie du travail productif. Nous partons du constat qu’il existe d’innombrables entreprises qui emploient du travail salarié et qui touchent par ailleurs quelque chose qui se rapproche du taux de profit moyen. La question est donc de savoir comment elles y parviennent. Réponse : soit par la production d’une masse de marchandises dont la vente rapporte plus qu’elle n’a coûté (production de plus-value), soit par la diminution du temps de rotation du capital des producteurs (appropriation de plus-value). La première manière correspond au capital productif et la seconde au capital marchand (capital commercial et capital bancaire), c’est-à-dire au capital improductif. Ici comme ailleurs, c’est le travail productif qui explique le capital productif et non l’inverse.

Dans le quatrième chapitre de L’Abolition de valeur, Astarian critique dans les mêmes termes les exemples qu’utilise Marx pour illustrer ce qui confère à un travail un caractère productif :

L’exemple est celui du maître d’école qui est productif « parce qu’il rapporte des pièces de cent sous à son patron ». L’école en question est une entreprise comme une autre et n’existe que parce qu’elle rapporte un profit. Mais dire que le travail de l’instituteur est productif, c’est préjuger que l’enseignement fait partie du secteur productif.6

Dans l’exemple de Marx, cet instituteur s’oppose d’abord aux instituteurs « indépendants » en sa qualité de salarié. Celui-ci, en effet, est employé par un patron. Comme les autres, il produit une marchandise qui est un service : l’éducation. Mais à la différence de ceux-ci, l’instituteur-salarié ne vend pas son service à un acheteur : il vend sa force de travail à un patron qui, lui, vend une marchandise qu’il n’a pas lui-même créée. Mais comme aucun patron n’engage qui que ce soit pour le plaisir, c’est qu’il doit par là, d’une manière ou d’une autre, parvenir à empocher davantage que s’il vendait lui-même ses services. Or, comme l’instituteur-salarié produit une marchandise pour le compte de son patron et que celui-ci s’enrichit en vendant celle-ci et en empochant la différence, alors il s’agit d’un travail productif. Et ce, non pas parce que l’instituteur travaille pour un capital supposé productif mais 1. parce qu’il produit une marchandise 2. parce qu’elle matérialise une valeur supérieure à celle correspondant à son salaire effectif et 3. parce que, pour ces deux raisons, il accroît la masse de plus-value, c’est-à-dire qu’il valorise le capital global à travers la valorisation du capital de son propre patron. En fait, Marx ne préjuge d’aucune manière que l’enseignement fait partie du secteur productif, au contraire, il démontre que celui-ci fait partie de ce secteur en tant qu’il produit ce à quoi réfère le qualificatif « productif » dans le concept de « travail productif » : c’est-à-dire de la plus-value.    

On a donc vu que ni notre définition du travail productif ni celle de Marx exemplifiée ici ne sont tautologiques et qu’en ce sens, les problèmes qui fondent le refus d’Astarian et Ferro de les réutiliser ne sont pas réels. En effet, ils n’imaginent pas qu’il existe d’autres moyens de déterminer qu’un travail est productif que celui consistant à se demander s’il est commandé par du capital productif. Or, puisque par hypothèse le capital productif est producteur de plus-value et partant, de profit, ils concluent qu’il s’agit d’un procédé circulaire. Et ils ont raison. Le seul hic, c’est que ce n’est pas ainsi que nous (Marx y compris) procédons. Venons-en maintenant à l’examen plus détaillé de la proposition d’Astarian relative au travail productif.

La solution d’Astarian au problème du travail productif

Astarian ramène le problème du travail productif à celui consistant à distinguer, parmi les agents employés par les différents capitaux (que l’on peut traduire par « entreprises touchant le taux de profit moyen ») ceux qui sont productifs de ceux qui ne le sont pas. Pour déterminer qu’un travail est productif, il se demande s’il est commandé par du capital (capital productif) ou par du revenu, qu’il identifie au capital improductif. Ainsi, la véritable tâche consiste pour lui à montrer quels capitaux sont productifs et lesquels ne le sont pas, c’est-à-dire qu’il rejette comme une fausse piste celle consistant à déterminer au sein de quels capitaux est produite de la plus-value. En effet, pour cela, il faudrait déjà savoir qu’un travail est productif alors qu’il n’entrevoit pas que cela soit possible autrement qu’en montrant qu’il est employé par du capital productif. Il devra donc chercher à distinguer le capital productif du capital improductif ou dit autrement, le secteur productif de l’improductif. À ce titre, Astarian trouve dans la notion de « valeurs d’usage qui deviennent ou non des facteurs du capital » une « piste intéressante 7». Suivant cette piste, il cite un passage du chapitre inédit dans lequel Marx fait une distinction entre les marchandises que les capitalistes achètent pour leur consommation privée et celles qui deviennent des facteurs du capital8. Il reprend donc la formule de Marx pour indiquer que le caractère productif ou non d’un travail pourrait résider dans l’usage fait des marchandises après leur vente (et non seulement l’usage après vente de la marchandise-force de travail). Astarian reconnaît lui-même que Marx « nous entraîne sur une fausse piste » lorsqu’il nous parle de l’usage des marchandises après la vente, parce que cela conduit « à des discussions sans fin sur ce qui se passe après la fabrication du produit 9», mais il s’enlise tout de même tête baissée sur cette voie en indiquant que la confusion de Marx donne un indice intéressant (qui était il y a quelques lignes une fausse piste) en mettant l’accent « sur la production de subsistances et de moyens de production ».10

En suivant cette « piste », Astarian précise ce qu’il entend par « facteurs du capital » et met ce concept en lien avec sa théorie de la valeur : « Produire des conditions de travail pour les autres procès de travail (ce que Marx appelle des facteurs du capital), telle est donc la première condition de la production de valeur. Si cette condition n’est pas remplie, ce n’est même pas la peine de se demander s’il y a production de plus-value. 11» En ce sens, les théories du travail productif qui diffèrent de celle d’Astarian ne se tromperaient pas uniquement parce qu’elles cibleraient mal quel travail produit de la plus-value, mais plus fondamentalement parce qu’elles ne saisiraient pas quel travail produit de la valeur. Toujours selon Astarian, toute marchandise qui n’est pas destinée à être utilisée comme capital constant ou comme moyen de subsistance du prolétariat est par le fait mêmeexclue de la sphère de la valeur et donc, ne peut jamais être le fruit du travail productif. Comme on le verra plus loin, l’auto sport, la bouteille de champagne et l’équipement de plein air dernier cri sont des marchandises sans valeur qui ne peuvent pas être le fruit d’un travail productif même si ce travail produit une marchandise qui contient du surtravail et dont la vente génère un profit pour l’entreprise qui l’emploie.

Le Mystère de la Péréquation du Taux de Profit sous les traits du capital improductif producteur de marchandises

Remettons à plus tard le plaisir d’évaluer la théorie de la valeur d’Astarian et examinons d’abord les conséquences auxquelles nous mène sa théorie du travail productif fondée sur la valeur d’usage des marchandises. Il y a ainsi, pour Astarian, des entreprises productrices de marchandises qui emploient des salarié·e·s – pour un salaire et des conditions de travail plus ou moins identiques –, mais qui, de par la nature des marchandises qu’elles produisent, appartiennent à des secteurs différents : le secteur productif et le secteur improductif. Ces entreprises, nous dit Astarian, sont des capitaux qui ont une composition elle aussi plus ou moins identique, étant donné que du point de vue de leur production, elles se décomposent toutes en c + v + pl. De plus, celles-ci touchent toutes, en situation d’équilibre, le taux de profit moyen. La seule différence, c’est qu’une partie produit effectivement la plus-value qu’elle s’approprie alors que l’autre la ponctionne du pool social de la plus-value que crée la première13. Avant même de tester les critères que nous fournit Astarian pour déterminer quelle entreprise est productive ou non, la question surgit de savoir pourquoi les entreprises improductives produisant des marchandises doivent être considérées comme des capitaux. En effet, d’un côté, à l’instar du capital commercial ou du capital bancaire, ces dernières diffèrent du capital productif – qui représente l’idéal type du capital individuel dont Marx décrit le mouvement dans le premier livre du Capital – en ce qu’elles ne créent pas elles-mêmes la plus-value sur laquelle repose en dernière instance la possibilité pour elles de faire du profit. De l’autre, ces entreprises ne correspondent pas non plus au type d’entreprises/sociétés qui appartiennent au capital marchand. Théoriquement, il ne va donc pas de soi que celles-ci soient effectivement des capitaux. En seraient-elles parce qu’elles emploient des salarié·e·s? L’État emploie des salarié·e·s et n’est pas un capital pour autant, on ne saurait donc y voir là un critère pertinent. Serait-ce parce qu’elles touchent elles aussi le taux de profit moyen? Admettons ici qu’il s’agit d’une bonne raison et que cela nous permet effectivement de les distinguer des autres entités économiques. Mais ce qu’il faut maintenant savoir, c’est pourquoi celles-ci touchent le taux de profit moyen. Pour ce qui est du capital productif, on comprend assez bien en vertu de quoi celui-ci y touche : il produit réellement de la plus-value. Pour ce qui est du capital commercial et du capital bancaire, on peut penser qu’ils y parviennent en accomplissant des fonctions économiques indispensables – ou à tout le moins utiles – du point de vue de l’accumulation du capital et qui se ramènent schématiquement à réduire le temps de rotation du capital. Plus précisément, le capital commercial permet au capital productif d’écouler son capital-marchandise plus rapidement, tandis que le capital bancaire avance, grâce au crédit, les liquidités nécessaires au capital productif pour que celui-ci n’ait jamais à interrompre sa production et pour qu’il puisse acheter sans attendre d’avoir vendu. Bien qu’ils ne concourent pas directement à la production de plus-value, on comprend qu’ils ne sont pas, économiquement parlant, de purs fardeaux, puisqu’ils contribuent directement à élargir l’échelle de la production. Mais que dire des entreprises productrices de marchandises qui sont par ailleurs improductives? 

En effet, pourquoi ces entreprises touchent-elles le taux de profit moyen, alors même qu’elles ne produisent pas une once de plus-value et qu’elles ne dispensent au capital productif aucune des tâches propres à la circulation, bref alors qu’elles sont un pur frein à l’accumulation? Serait-ce parce qu’elles fournissent à la classe capitaliste les armes et les bijoux dont elle a besoin (ce qui serait déjà une raison plus que douteuse)? Mais si c’était bien pour cette raison, pourquoi dans ce cas le joaillier indépendant ne toucherait-il pas lui aussi le taux de profit moyen et ne serait pas lui aussi un capitaliste? Pourquoi la production artisanale d’objet de luxe n’est pas considérée comme capitaliste, alors que celle d’une multinationale comme Gucci l’est, si dans les deux cas, Astarian n’y voit ni production de plus-value, ni même de valeur. Pourquoi Gucci parvient-elle à se faire transférer une partie de la valeur produite dans le secteur productif et l’artisan non? Ici, Astarian incante la fameuse péréquation du taux de profit sans juger opportun d’expliquer le mécanisme par lequel des capitaux productifs en viendraient à transférer une part de leurs profits aux capitalistes improductifs. Nous sommes bien d’accord pour dire que les entreprises profitables qu’Astarian inclut dans le capital improductif sont des entreprises capitalistes, mais identifier le profit de ces entreprises n’explique en rien leur caractère capitaliste. Le raisonnement d’Astarian est donc purement circulaire : il présuppose qu’il parle de capitaux parce que les entreprises du secteur improductif touchent le taux de profit moyen et, comme il est admis que ce sont des capitaux, elles doivent forcément bénéficier elles aussi de la péréquation du taux de profit… Inutile de s’interroger plus longuement, les voies de la Péréquation du Taux de Profit sont impénétrables.

Astarian nous dit au surplus que « le secteur improductif consomme de la plus-value. Il n’en produit pas. 16» Cela s’entend : il s’agit de la définition communément admise du secteur improductif. Pourtant, si l’on accepte sa définition du secteur improductif, comment expliquer que les entreprises produisant des marchandises de luxe ou encore de l’armement pour les États consomment de la plus-value au lieu d’en produire? Concrètement, ces entreprises utilisent un capital afin d’acheter des moyens de production et des forces de travail; elles font produire des marchandises dont la vente rapporte un excédent par rapport à l’investissement initial, mais dans tout ce procès, pour Astarian, il n’y a ni production de valeur, ni plus-value et, comme si ce n’était pas assez, le profit réalisé par l’entreprise vient manger la plus-value produite par le capital productif. On fait donc face à l’alternative suivante : ou bien on fait comme Astarian et Ferro et on explique par le Mystère de la Péréquation du Taux de Profit le fait que les entreprises improductives produisant des marchandises touchent le taux de profit moyen tout en consommant la plus-value du secteur productif. Ou bien on admet, sur la base d’une analyse des rapports de production qui informent le procès de travail de ces entreprises, que c’est parce qu’elles sont productrices de plus-value que ces entreprises sont des capitaux et qu’elles touchent le taux de profit moyen. Ainsi, selon notre théorie et toutes celles permettant de rendre les phénomènes économiques minimalement intelligibles, la réponse est claire : si Gucci est une entreprise capitaliste et qu’elle empoche un profit, c’est parce qu’elle emploie des travailleurs et des travailleuses qui produisent une somme de marchandises dans laquelle ils et elles ont ajouté une quantité de valeur qui excède celle de leur rémunération. 

Valeur d’usage des marchandises et retour à la sphère productive

Jusqu’ici, nous avons vu qu’Astarian et Ferro sont incapables d’expliquer pourquoi les entreprises productrices de marchandises du secteur improductif sont des capitaux. Nous avons montré que l’explication la plus rationnelle du caractère capitaliste de ces entreprises devait se fonder sur l’analyse du procès de production. En empruntant ce chemin, on constate alors qu’il n’y a aucune raison de penser que ces entreprises ne sont pas productives, étant donné qu’elles produisent effectivement un surproduit et que celui-ci prend, dans les conditions de la production capitaliste, la forme de la plus-value. Mais pour le besoin de la cause, faisons abstraction de tous ces résultats et considérons à part le critère que nous fournit Astarian pour déterminer à quel secteur appartient telle ou telle entreprise. Assumons qu’il existe une telle chose qu’une entreprise produisant des marchandises dans des conditions capitalistes de production (employant des salarié·e·s, empochant un profit et dont le mobile principal est justement la recherche du profit maximum) qui soit tout de même nécessairement improductive. Pour Astarian, le secteur productif est tel parce qu’il produit des marchandises qui, sous l’angle de leur valeur d’utilité, sont des facteurs du capital, c’est-à-dire des moyens de production ou des moyens de subsistance du prolétariat. Les marchandises qui en sont issues sont matériellement adaptées à la reproduction des multiples procès de travail et peuvent donc être consommées productivement. Pour les marchandises destinées à fonctionner comme moyens de production, on parle par exemple de combustibles, de matières premières, de machines, d’outils, de bâtiments, etc. Pour celles destinées à fonctionner comme moyens de subsistance, il s’agit de tout ce qui entre dans la consommation de la force de travail employée par des capitaux : nourriture, moyens de transport, logements, vêtements, etc. Le secteur improductif produit quant à lui des marchandises qui sont inutilisables pour la reproduction du procès de travail. En principe, tout va bien. Mais Astarian flaire rapidement les difficultés infinies qui accompagnent le fait de soutenir que les marchandises produites par le secteur productif doivent effectivement être consommées productivement pour pouvoir confirmer que ceux et celles qui les ont produites ont effectué un travail productif. C’est pourquoi il ne dira plus comme avant que, pour être productif, un travail doit produire une marchandise qui soit bel et bien réintégrée dans la sphère de la production comme facteur du capital17, mais uniquement que la valeur d’utilité de la marchandise doit permettre ce retour18. Ici, Astarian tente de prévenir ce à quoi conduit malgré lui sa théorie, à savoir la recherche de ce qui se passe pour chaque marchandise individuelle après la vente. Mais comme le fera apparaître l’examen de certains problèmes, il ne peut pas non plus se désintéresser entièrement de ce qui suit la vente sans rendre caduque sa tentative de définir le travail productif par la valeur d’usage des marchandises qu’il produit.

Prenons un premier problème. Plusieurs marchandises qui ne retournent presque jamais dans la sphère productive – et qui ne sont donc pas considérées par Astarian comme des « moyens de subsistance destinée à la force de travail » – ont tout de même une valeur d’utilité permettant ce retour19. Les champignons sauvages sont rarement achetés par des prolétaires au supermarché, mais ils deviennent néanmoins des facteurs du capital lorsqu’ils sont achetés et transformés par un restaurant gastronomique, puisqu’ils fonctionnent alors comme matières premières, donc comme moyens de production. Une arme à feu sort du secteur productif lorsqu’elle est achetée par l’armée, mais elle devient un facteur du capital lorsqu’elle est achetée par le champ de tir récréatif ou encore lorsqu’elle entre directement – comme elle le fait massivement dans les régions rurales des États-Unis – dans la consommation des sans-réserves20. Pareillement, le mobilier de luxe n’entre pas dans les subsistances du prolétariat, mais il réintègre tout de même la sphère productive lorsqu’il est acheté en gros par des chaînes d’hôtellerie et qu’il devient un moyen de production pour cette industrie. Dans ces trois cas, nous avons des marchandises qui peuvent parfaitement être réintégrées au procès de production, bien que ce retour ne s’effectue pas dans la majorité des cas. Prenons un autre exemple. La consommation du prolétariat, entendu ici comme les sans-réserves employés par le capital (l’un des multiples sens utilisés par Astarian), est très souvent identique à celle des employé·e·s les plus faiblement rémunéré·e·s des services publics et au moins en partie semblable à celle de ses patrons. Les mêmes souliers, les mêmes voitures, les mêmes objets culturels, les mêmes cigarettes, les mêmes vêtements, tout cela entre indifféremment dans le panier de subsistance du flic, de la postière et du mécano. Par conséquent, même si les pâtes alimentaires peuvent devenir des facteurs du capital à travers la consommation du prolétariat, cette possibilité ne supprime en rien le fait que, bien souvent, elles ne le deviennent pas, parce qu’elles sont consommées improductivement par les autres classes sociales. Si donc Astarian souhaite, en définissant le travail productif par son devenir matériel, discriminer les travaux dont les produits sont utiles à la reproduction matérielle du capital de ceux qui ne le sont pas, il ne peut pas se contenter de dire qu’une marchandise peut être consommée productivement pour conclure que sa production est productive. En effet, dans la réalité, cette possibilité est sans cesse contredite par le fait que de telles marchandises sont consommées par d’autres classes, et ce, sur une large échelle. De la même manière, une grande masse de marchandises qui semblent à Astarian ne pas pouvoir être consommées productivement le sont pourtant. Tout ceci illustre clairement qu’un tel critère est tout à fait inutilisable, parce qu’incapable de discriminer concrètement les types de travaux d’après leur caractère productif ou improductif.

 Le critère d’Astarian le conduit donc à deux options peu souhaitables. 1) Ou bien il considère suffisant que la valeur d’utilité d’une marchandise lui permette de fonctionner comme facteur du capital pour que le travail qui la produit soit productif. Or nous venons tout juste de voir que cela contredit l’objectif qu’il s’était lui-même donné en formulant son critère. 2) Ou bien Astarian le prend au sérieux et le suit à la lettre, en tentant de lier le caractère productif d’un travail au sort subi par chaque marchandise après sa vente. Ainsi, le travail effectué dans une usine de pâtes alimentaires serait productif lorsque celles-ci seraient consommées par des prolétaires, improductif lorsqu’elles le seraient par un cadre ou par le personnel d’une école primaire. Mais que faire lorsque le capital-marchandise d’une entreprise n’est consommé qu’au 4/10 par des prolétaires? Disons au 3/10, au 2/10, au 1/10, au 6/10? Cela doit logiquement affecter le caractère productif d’un travail – puisque c’est ce qui lui confère son caractère –, mais comment sera-t-il affecté? Est-ce que ce sont les salarié·e·s qui seront individuellement plus ou moins productif·ve·s? Ou encore y aura-t-il une partie seulement des agents employés par l’entreprise qui seront productifs, proportionnellement à la masse du capital-marchandise consommée par des prolétaires? Heureusement pour sa santé mentale, Astarian renonce à retracer, pour chaque marchandise, la chaîne inextricable d’achats et de ventes qui la sépare de son lieu de production à celui de sa consommation productive (ou improductive). Mais par le fait même, il renonce à pouvoir affirmer que telle entreprise permet effectivement la reproduction matérielle du capital. Et ce renoncement s’explique : il est tout bonnement impossible de montrer que seuls les sans-réserves employés par le capital consomment tel ou tel produit; cela, pour la simple et bonne raison qu’ils ne sont pas les seuls à être payés au prix de la reproduction de leur force de travail21. Pour une définition « claire » et « probante » du travail productif, on repassera. 

Rapport entre travail productif et plus-value chez Astarian. 

Comme nous l’avons montré dans notre dernier numéro22, c’est précisément là où Marx s’est le plus dégagé d’une approche du travail productif fondée sur la détermination strictement matérielle du travail (sur la nature du produit et sa détermination comme « travail concret ») qu’il a pu offrir les solutions les plus satisfaisantes au problème du travail productif. C’est uniquement lorsqu’il abandonne la dimension la plus immédiatement concrète du travail productif (le fait de participer à produire une masse de marchandises) et qu’il se concentre sur sa dimension sociale (le fait de produire de la plus-value en étant exploité·e et donc, de reproduire directement les rapports de production capitalistes sur lesquels repose toute la structure sociale) qu’il parvient réellement à dépasser les théories du travail productif précédentes, telle que celle de Smith, pour qui le directeur, le surveillant et l’ingénieur sont tout aussi productifs que l’ouvrier23. Il montre que ce qui est réellement important, dans le travail productif capitaliste, c’est sa « forme sociale déterminée 24», car c’est cela qui permet au capital, comme valeur s’autovalorisant, de continuer d’exister comme tel. Il ne cesse de rejeter comme « vulgaires », voire « fétichistes » les tentatives de fonder la distinction entre travail productif et improductif sur la valeur d’usage des marchandises qu’il produit. De ce point de vue, il ne fait aucun doute que la « contribution » d’Astarian au problème du travail productif se retrouve tout à fait en deçà de celle de Marx, voire des classiques. Nous nous excusons de reproduire une si longue citation, mais elle en vaut la peine, puisqu’elle exprime précisément ce que n’a pas compris Astarian : 

Le résultat du procès de production capitaliste n’est ni un simple produit (valeur d’usage) ni une marchandise, c’est-à-dire une valeur d’usage qui a une valeur d’échange déterminée. Son résultat, son produit, c’est la création de la plus-value pour le capital et donc la transformation effective d’argent ou de marchandise en capital, ce qu’ils ne sont, avant le procès de production, qu’en intention, en soi, par destination. Dans le procès de production, il est absorbé plus de travail qu’il n’en est acheté, et cette absorption, cette appropriation de travail étranger non payé, qui s’accomplit dans le procès de production est le but immédiat du procès de production capitaliste; en effet, ce que le capital en tant que capital (donc le capitaliste en tant que capitaliste) veut produire, ce n’est pas immédiatement de la valeur d’usage pour l’autoconsommation, ni de la marchandise pour la transformer d’abord en argent et ensuite en valeur d’usage. Sa fin, c’est l’enrichissement, la valorisation de la valeur, son accroissement, donc la conservation de l’ancienne valeur et la création de plus-value. Et ce produit spécifique du procès de production capitaliste, il ne l’atteint que dans l’échange avec le travail qui, pour cette raison, s’appelle travail productif.

Pour produire une marchandise, le travail doit être du travail utile, produire une valeur d’usage. Et par conséquent, seul le travail qui se présente dans une marchandise, donc dans des valeurs d’usage, est un travail contre lequel s’échange le capital. C’est là une prémisse qui va de soi. Mais ce n’est pas ce caractère concret du travail, sa valeur d’usage en tant que telle – c’est-à-dire le fait qu’il soit, par exemple, travail de tailleur, travail de cordonnier, filage, tissage, etc. –, qui constitue, pour le capital, sa valeur d’usage spécifique, et donc qui le caractérise comme travail productif dans le système de la production capitaliste. Ce qui fait sa valeur d’usage spécifique pour le capital, ce n’est pas son caractère utile déterminé pas plus que les propriétés utiles particulières du produit dans lequel il se matérialise, mais c’est son caractère d’élément créateur de la valeur d’échange, de travail abstrait; plus précisément, ce n’est pas parce qu’il représente, en tout état de cause, un quantum déterminé de ce travail général, mais parce qu’il en représente un quantum plus grand que celui qui est contenu dans son prix, c’est-à-dire dans la valeur de la puissance de travail. (Tous les italiques sont de Marx)

En affirmant que c’est la destination matérielle des marchandises qui fait d’elles un produit du travail productif, Astarian revient tout simplement à une problématique de type physiocrate. Comme les physiocrates, pour qui seul était productif le travail agricole – parce qu’il est le seul à pouvoir multiplier la matière et donc, à servir de base à tous les autres travaux26 –, Astarian considère que seul est productif le secteur qui produit matériellement « les conditions de travail pour les autres procès de travail 27». Pour Astarian comme pour Quesnay, le secteur du luxe est stérile (et ses employé·e·s improductif·ve·s), car il ne fournit pas à la production ce qu’il faut pour qu’elle puisse s’effectuer sur une échelle plus large. Confusion entre forme matérielle de la production et production de plus-value, voilà le lien intime qui unit ce couple improbable. 

Bien sûr, on pourrait nous objecter que, loin de faire fi de la contribution de Marx à ce problème, Astarian la peaufine en rendant plus exigeant encore le critère du travail productif : il ne s’agirait pas seulement de produire de la plus-value, mais aussi de produire matériellement des facteurs du capital. Mais cela ne tient pas la route, parce qu’Astarian rend totalement dépendant le fait de produire de la plus-value au fait d’œuvrer dans le secteur productif (entendre : son secteur productif); la production de plus-value n’intervient que comme consécration de ce fait. Jamais il ne s’intéresse aux formes socialesde la production, parce que s’il le faisait, il serait contraint de reconnaître qu’il y a, au sein de l’industrie du luxe et des armes, appropriation d’un surproduit et donc, de surtravail. Et cela ne peut que lui être désagréable, puisqu’il doit conjuguer ce fait avec l’absence proclamée d’exploitation « au sens propre 28» dans ce secteur et donc, de production de plus-value. Il est conséquemment aux prises avec un surproduit qui ne peut prendre aucune forme sociale connue jusqu’à ce jour – la plus-value étant évidemment exclue des formes possibles. Mais cela, c’est évidemment son problème à lui. Toujours est-il que la contribution d’Astarian ne fait aucune place sérieuse à la catégorie de plus-value. Or qu’est-ce qui faisait alors la nouveauté de la théorie de la plus-value chez Marx? 1) Il a, le premier, montré que la plus-value est formellement indépendante du profit et du revenu (intérêt et rente), 2) mais surtout, il a insisté sur l’indépendance du travail productif de plus-value par rapport à son contenu concret et à ses produits. Anticipant la « solution » d’Astarian, Marx nous disait :

Les travailleurs productifs eux-mêmes peuvent être vis-à-vis de moi des travailleurs improductifs. Par exemple, si je fais tapisser ma maison et que ces ouvriers soient (sic) les ouvriers salariés d’un master [patron] qui me vend cette prestation, c’est pour moi comme si j’avais acheté une maison déjà tapissée, comme si j’avais dépensé de l’argent pour une marchandise destinée à ma consommation ; mais pour le master qui fait tapisser ces ouvriers, ils sont des travailleurs productifs, car ils produisent pour lui une plus-value.29

Ce qu’il nous dit, en somme, c’est qu’il est indifférent au caractère productif d’un travail qu’il soit employé à produire des marchandises de luxe ou des valeurs d’usage appropriées au procès de travail, du moment qu’il crée un excédent de valeur pour celui qui l’emploie30. Cet excédent, voilà seul ce qui a de l’importance du point de vue de la reproduction du capital comme rapport social, voilà ce qui fait sa valeur d’usage spécifique pour le capital – lequel n’a cure de la forme concrète des marchandises par lesquelles il est médiatisé.

Sur la prétendue nécessité de distinguer le secteur dit productif de celui du luxe et de l’armement

À tout prendre, Astarian et Ferro ont-ils tort ou raison lorsqu’ils appellent à ce qu’on tienne compte des différences matérielles qui séparent le secteur productif du secteur dit « improductif » produisant des marchandises31? Ils ont certainement raison, dans la mesure où une société ne peut se permettre de produire uniquement des chocolats fins et des tanks si elle veut se maintenir davantage que quelques jours. À cet égard, il est clair qu’il doit exister une certaine proportion entre les différentes branches de la production matérielle, puisqu’une trop grande part du travail social consacrée, par exemple, aux produits destinés à la consommation de la classe moyenne sursalariée et de la classe capitaliste ne peut que grever la reproduction élargie du capital. Mais cela, de la même manière qu’une société ne doit pas produire trop de tel ou tel type de marchandise. Ce qui est sûr, c’est que ces différences matérielles ne peuvent avoir d’effet sur le caractère productif ou non d’un travail. 

Pourtant, Astarian et Ferro insistent : oui, nous disent-ils, cela l’affecte. La preuve : voyez comment interagissent entre eux le secteur productif et improductif, voyez comment le type de produits qu’ils fabriquent correspond à des fractions de classes luttant les unes contre les autres pour le partage de la plus-value32! Mais qu’en est-il? Les capitaux occupés à produire des armes et des marchandises de luxe forment-ils des fractions distinctes? Si oui, il faut pouvoir montrer que ces fractions sont des forces sociales produisant des effets pertinents sur la structure sociale. Que le capital commercial représente une force sociale distincte du capital productif, qui le niera? Qu’à l’intérieur du secteur productif, l’industrie lourde s’oppose à l’industrie légère, cela aussi semble suffisamment confirmé par l’histoire. Il en revient à Astarian et Ferro de prouver, ou bien que les industries du luxe et de l’armement s’opposent au reste du secteur dit productif, ou bien qu’elles entretiennent un rapport aux fractions commerciale et bancaire significativement différent de celui qu’entretient avec elles le secteur productif. Évidemment, ils n’ont rien tenté de tel. L’auraient-ils tenté qu’ils se seraient heurtés à l’alliance historique constante de l’industrie lourde et de l’industrie militaire33, alliance (pour ne pas dire unité) sur laquelle se sont notoirement appuyés les fascismes en Allemagne et en Italie34. Comme l’ont montré de manière fort éloquente Sweezy et Baran, les dépenses militaires financées à même les fonds publics sont parmi les seules à être approuvées par toutes les fractions capitalistes35. Pourquoi? D’abord, parce que l’armée est un client idéal pour une partie importante de la classe capitaliste : les termes de contrats octroyés par l’État sont excessivement favorables aux vendeurs et leur font par conséquent toucher un taux de profit plus élevé. Mais surtout parce qu’étant donné la sous-utilisation chronique des capacités productives du capital au stade du capitalisme monopoliste, seules les dépenses militaires se sont révélées capables de mettre fin au chômage dévastateur qui plombait l’économie étatsunienne des années 3036. Ce qui veut dire que toute la classe capitaliste bénéficie, au moins indirectement, des commandes militaires, parce qu’elles contribuent à relever le taux de profit moyen37. Et enfin, que dire de l’opposition supposée entre l’industrie de luxe et le reste du secteur dit productif? Est-il arrivé à qui que ce soit de voir Honda et Ferrari, Jack Daniel’s et Lagavulin, Joe Fresh et Lacoste, le bâtisseur de logements à loyer modique et celui de logements de luxe s’opposer politiquement les uns aux autres, s’affronter sur des questions d’orientation économique générale ou même de détails? Nous avons très hâte d’entendre nos critiques là-dessus.

Digression sur la théorie de la valeur d’Astarian

La théorie de la valeur d’Astarian a indéniablement contribué à faire efficacement avancer le débat, en insistant sur les déterminations concrètes du travail abstrait, producteur de valeur, qu’il nomme « travail valorisant ». En effet, le travail abstrait n’est pas du tout « abstrait » au sens où il est concrètement déterminé par deux contraintes : la contrainte à la recherche d’une productivité maximale et la contrainte à la normalisation. Cela dit, sa théorie de la valeur – tout comme, nous l’avons vu, sa théorie de la plus-value – reste frappée d’un défaut important, à savoir qu’elle présuppose que la production de valeur est conditionnelle à la production d’un certain type seulement de marchandises : celles destinées à fonctionner comme facteurs du capital. Lorsque Marx dit « que le producteur doit légitimer sa place dans la division sociale du travail » et qu’il faut « que le travail ait été dépensé sous une forme utile », cela implique directement, pour Astarian, que « la première condition de légitimité d’un nouveau producteur c’est donc de produire un objet qui puisse servir soit de moyen de production pour un autre capital, soit de moyen de subsistance pour les prolétaires. » Pourquoi? Parce que « la production capitaliste est fondamentalement production de moyens de production et de subsistance. » Par conséquent, seul est « utile » – et peut donc légitimement s’appeler « capitaliste » – un travail qui produit les conditions de travail des autres procès de travail… Il s’agit là tout simplement d’un sophisme de bas étage. Ce n’est pas parce que la production capitaliste produit majoritairement des facteurs du capital qu’en produire est nécessaire pour parler de production capitaliste. Mais peut-être souhaite-t-il dire que la production capitaliste est fondamentalement « production pour la production »? Pourtant, lorsqu’on dit que la production capitaliste est une « production pour la production », on veut par là l’opposer à une « production pour la consommation », c’est-à-dire qu’on cherche à souligner que l’aiguillon de la production ne repose pas dans ce que le profit permet d’acheter en plus grande quantité, mais dans le profit lui-même. Or Astarian prend l’affirmation au sens littéral et nous dit (malgré lui peut-être) : ce qui meut toute la société capitaliste, c’est la recherche d’une plus grande production matérielle, c’est l’élargissement de la production pour elle-même, c’est la multiplication des procès de travail : « il faut que le capitaliste concerné propose au marché des marchandises qui puissent servir de moyens de production ou de subsistances pour les autres capitaux. » Pourtant, cette affirmation, prise à la lettre, est parfaitement fausse : les producteurs capitalistes n’ont cure de produire pour les autres producteurs capitalistes et n’ont d’ailleurs pas à le faire. Tout ce qu’ils doivent faire, pour fonctionner comme tels, c’est produire le maximum de plus-value et partant, de profits. Ce but, ils l’atteindront en produisant des madriers comme en produisant des fidget spinners

Peut-être Astarian ne s’en rend-il pas compte lui-même, mais sa conception étriquée du travail valorisant (applicable uniquement à la production de facteurs du capital) lui cause de sérieux ennuis du moment qu’il doit expliquer l’échange de marchandises produites au sein de conditions capitalistes. En effet, il sera particulièrement difficile à Astarian d’expliquer comment et pourquoi des marchandises de luxe ou encore des armes qui n’ont, selon lui, aucune valeur, acquièrent un prix et s’échangent sur le même marché que les marchandises ayant de la valeur. Comme les premières ne peuvent fonctionner comme facteurs du capital39 – bien que nous ayons montré que cela n’est pas évident –, ces marchandises (des objets sans valeur sont-ils des marchandises au sens propre?) ne peuvent avoir été le fruit d’un travail valorisant. Aussi rien ne détermine-t-il donc le point d’équilibre à partir duquel l’offre et la demande font varier leur prix. Partant, comment peut-on alors expliquer de manière rationnelle la proportion dans laquelle elles s’échangent contre les autres marchandises? Serait-ce grâce au temps de travail (minimum) socialement nécessaire à leur production? Mais cela se rapproche dangereusement de la définition de la valeur d’une marchandise! Serait-ce parce qu’elles auraient un prix de production qui se décompose, à l’instar des autres marchandises, en coût de production + taux de profit moyen? Mais comment rendre compte du coût de production si ce n’est sur la base de la valeur des facteurs du capital (c + v) qui entrent dans la production d’une marchandise? Sans valeur, pas de coût de production, ni a fortiori de prix de production. Ou bien on rejette tout lien entre la théorie de la valeur et la détermination du prix des marchandises, ou bien on renonce à une conception étriquée du travail produisant de la valeur. 

Les figures multiples du prolétariat d’Astarian et de Ferro

Dans leur réponse à notre critique, Astarian et Ferro tentent vainement d’esquiver l’objection selon laquelle leur définition du prolétariat est entièrement déterminée par un degré de rémunération. Rappelons que pour nos auteurs, le prolétariat correspond à la classe des sans-réserves, la classe moyenne à la classe recevant un sursalaire et la classe capitaliste à celle élue par la Péréquation du Taux de Profit pour recevoir le taux de profit moyen. Relativement à la définition du prolétariat, notre critique principale consiste à souligner qu’elle évacue ce par quoi le rapport fondamental du mode de production capitaliste se reproduit, c’est-à-dire l’exploitation du travail productif. Après un bref exercice de philologie qui plaira sans doute à une demi-douzaine de germanophiles, Astarian et Ferro suggèrent que nous aurions confondu le travail de subordination et la subordination économique du prolétariat au capital (« Subsumption » contre « Unterordnung », nous rappellent-ils). Notre ignorance des profondeurs de la langue allemande nous aurait interdit de comprendre que la définition d’Astarian et de Ferro s’ancre dans un rapport fondamental entre le prolétariat et le capital, parce que nous aurions compris la subordination strictement comme le « pouvoir des petits chefs »… Lorsque nous disons explicitement que, pour nos auteurs, « le prolétariat regroupe tous les sans-réserves qui subissent la contrainte au travail salarié 42», on ne voit pas comment cela peut ne pas référer à la subordination économique. Astarian et Ferro sont probablement les deux seuls lecteurs qui, face à ce passage, s’imaginent qu’il signifie que les contremaîtres vont chercher les prolétaires dans leurs demeures pour les tirer par l’oreille jusqu’au lieu de travail. Plus encore, lorsque nous expliquons sur plusieurs pages comment la séparation des travailleur·euse·s de leurs moyens de production – cause historique de la subordination économique du prolétariat au capital – est désormais un effet produit structurellement par le procès de production capitaliste43, nous semblons assez loin de « faire du prolétariat un échangiste parmi d’autres 44».

L’accusation d’Astarian et Ferro n’est pas vraiment sérieuse et elle ne confondra personne ayant lu notre revue ; elle sert plutôt à réaffirmer, sans argument nouveau, que la définition du prolétariat comme classe des sans-réserves se fonde également dans les rapports de production capitalistes dans la mesure où ceux-ci dépendent du « monopole de la propriété capitaliste 45». Dans notre deuxième numéro, nous avons suffisamment expliqué en quoi cette approche est erronée : identifier une condition de possibilité des rapports de production (le fait d’être contraint de vendre sa force de travail) ne peut se substituer à l’analyse des places que les agents occupent au sein de ces rapports. Astarian et Ferro n’ont pas jugé bon d’y répondre. Comme nous croyons avoir établi ce qui avait à l’être, nous nous contenterons pour la suite de montrer en quoi les affirmations d’Astarian et Ferro sont incohérentes pour leur propre théorie, puisqu’elles ont pour corollaire des définitions distinctes et incompatibles du concept de prolétariat.

La première définition, qu’on peut trouver dans Le ménage à trois de la lutte des classes par opposition au concept de sursalaire, est celle du prolétariat comme classe des sans-réserves. Ainsi, seraient prolétaires tous ceux et toutes celles dont le niveau de rémunération correspond directement au prix de la reproduction de leur force de travail, ne permettant donc ni surconsommation, ni épargne. C’est contre cette définition que nous nous sommes prononcé·e·s, dans la mesure où Astarian et Ferro utilisent constamment la catégorie de « sans-réserves » et que seule cette définition permet à leur théorie des classes d’être minimalement exhaustive. Si l’on suit rigoureusement cette définition, la place des agents au sein des rapports de production n’importe pas, seul le degré de rémunération compte. 

Toutefois, leur texte de réponse insiste sur le caractère soi-disant fondamental de la subordination du prolétariat au capital et elle pose une nuance lorsqu’il est affirmé que « la contrainte au travail et au surtravail ne découle plus, fondamentalement, d’un rapport d’autorité, de pouvoir, mais du dénuement absolu où se trouve le prolétaire s’il ne travaille pas pour le capital 46» (nous soulignons). On voit apparaître une nouvelle condition pour appartenir au prolétariat, à savoir vendre sa force de travail au capital. On pourrait croire que c’est un ajout mineur, mais le résultat est en réalité significatif ; il implique d’exclure du prolétariat l’ensemble des travailleurs et des travailleuses qui ne sont pas employé·e·s par du capital et qui ne gagnent pas de sursalaire. Ainsi, le personnel faiblement rémunéré de la fonction publique se trouverait sans détermination de classe, puisqu’il ne vend pas sa force de travail au capital et qu’il ne gagne pas de sursalaire. Les éducatrices et éducateurs en garderie, les préposé·e·s aux bénéficiaires ou encore les concierges des bâtiments de la fonction publique ne sont que quelques exemples d’agents du mode de production qui n’entrent dans aucune des classes selon cette définition, implicite dans la réponse d’Astarian et Ferro. Il faudrait donc identifier clairement ce qui détermine l’appartenance de classe de ces agents, comment ceux-ci participent à la reproduction du mode de production capitaliste et quels liens ils entretiennent avec le prolétariat et la classe de l’encadrement s’ils n’appartiennent à aucune de ces classes. C’est notamment pour saisir la place d’une partie de ces agents que nous nous sommes penché·e·s sur la division sexuelle du travail qui explique la surreprésentation des femmes au sein de ces métiers qui, selon nous, appartiennent aux couches subordonnées de la classe moyenne. Il est dommage qu’Astarian et Ferro n’aient pu y voir qu’une trace d’un « néo-féminisme » (nous sommes loin d’y voir une insulte), alors qu’ils auraient pu y trouver des outils utiles pour corriger l’incohérence de leur propre théorie des classes.

Un autre flou plane sur leur définition du prolétariat lorsqu’on s’intéresse à la théorie du travail productif d’Astarian. Rappelons brièvement que celui-ci définit le travail productif comme celui qui produit une marchandise dont la valeur d’usage peut être réintégrée à la sphère productive, soit comme moyen de production, soit comme moyen de consommation du prolétariat. Mais ici, de quel prolétariat s’agit-il? Évidemment, les sans-réserves qui ne sont pas employé·e·s par le capital ne peuvent pas être concerné·e·s, puisque leur travail ne devient pas facteur du capital pour la simple et bonne raison que ce n’est pas du capital qui achète leur force de travail. En ce sens, lorsqu’Astarian indique que les marchandises entrant dans la consommation du prolétariat sont le fruit d’un travail productif, il ne parle pas des sans-réserves au sens large, mais bien d’un autre prolétariat dont la définition reste à expliciter. On comprend néanmoins pourquoi Astarian laisse cette affaire de côté, car s’il abordait cette question, il mettrait à nue un des multiples problèmes de sa théorie du travail productif, à savoir la difficulté qu’il y a à distinguer les marchandises qui entrent dans la consommation du prolétariat de celles qui entrent dans la consommation des autres classes sociales. Dit autrement, les sans-réserves consomment le même type de marchandises, mais ce ne sont pas tous les sans-réserves qui sont employé·e·s par du capital. Cela implique que pour une même marchandise, Astarian devrait admettre qu’elle est, en avant-midi, le fruit d’un travail productif et, en après-midi, celui d’un travail improductif.

On le voit, Astarian et Ferro sont pris avec un problème d’exhaustivité parce qu’ils veulent préserver l’illusion que leur définition du prolétariat a un lien avec la contradiction que cette classe entretient avec le capital alors qu’elle s’intéresse strictement au niveau de rémunération. Bien qu’une telle alternative leur soit désagréable, il leur faut nécessairement choisir : soit la subordination économique du prolétariat au capital n’est pas un critère pertinent et le prolétariat est effectivement la classe des sans-réserves qu’on peut identifier par un simple coup d’œil sur un chèque de paye ou un rapport d’impôt, soit le prolétariat est la classe contrainte de vendre sa force de travail au capital et une bonne partie des agents du mode de production capitaliste n’ont aucune détermination de classe. De notre côté, la réponse est claire : le prolétariat est la classe qui subit l’exploitation spécifiquement capitaliste par la production de plus-value; ce qui implique que pour appartenir à cette classe il faut 1) être employé·e par du capital 2) participer à la production d’une marchandise et 3) être exploité·e (donc produire non seulement de la valeur, mais de la plus-value)

Notes

[1] Astarian, Bruno et Robert Ferro. Travail productif, question féminine et autres problèmes fâcheux. Réponse à « Temps Libre », 2021, section 2.2.

[2] Cf. La sous-section « Procès de circulation et travail productif ». Temps Libre, n. 2, 2021, pp. 72-83.

[3] Ibid., pp. 77-78. « [Les profits du capital commercial viennent] du fait qu’ils achètent au capital productif les marchandises en deçà de leurs valeurs, parce qu’ils dispensent le capital productif des tâches propres à la circulation – ce qui permet à ce dernier de convertir plus rapidement ses marchandises en argent et, ainsi, de diminuer le temps de rotation de son capital. Dit autrement, le capital productif verse au capital commercial une part de la plus-value qu’il a lui-même extorquée à ses prolétaires, parce que le capital commercial lui permet de réinvestir plus rapidement pour reproduire et élargir sa production. » 

[4] Cf. Temps Libre, n. 2, pp. 73-77.

[5] Il faut par ailleurs noter que nous ne limitons pas l’emploi du travail improductif au capital improductif. Ainsi, lorsque nous décrivons le travail de subordination qui s’effectue au sein du procès de production proprement capitaliste, nous prenons soin d’expliquer comment le capital productif utilise une partie de son capital de façon improductive afin de faire régner sa volonté directrice sur les lieux de travail : « Il faut […] mobiliser certaines personnes afin qu’elles dédient une partie de leur temps à des tâches improductives liées à la discipline de la force de travail ». Ibid., p. 96.

[6] Astarian, L’abolition de la valeur, Entremonde, 2017, p. 153.

[7] Ibid., p. 156.

[8] Marx, Un chapitre inédit du Capital, UGE, 1971, p. 228. « Les marchandises que le capitaliste achète en raison de leur valeur d’usage pour sa consommation privée ne sont pas employées productivement et ne deviennent pas des facteurs du capital. Il en est de même des services qu’il achète volontairement ou par la force des choses (services fournis par l’État, etc.). Ce ne sont pas des travaux productifs, et ceux qui les effectuent ne sont pas des travailleurs productifs. »

[9] Astarian, op. cit. p. 157

[10] Ibid.

[11] Ibid.,p. 158.

[12] Astarian et Ferro, op. cit., section 2.2.

[13] En réalité, Astarian va beaucoup plus loin, puisque pour lui, ce n’est pas uniquement le profit des entreprises du luxe et de l’armement qui provient du pool de la plus-value globale, mais bel et bien tout leur capital : c + v + pl, tous ces éléments sont directement financés à même la plus-value du secteur productif. Cf. Astarian, op. cit., p. 170.

[14] Dans le segment sur « La formation du secteur improductif », Astarian cherche à prouver l’existence de ce type d’entreprises en s’appuyant sur le fait qu’elles seules permettent la conversion complexe de la plus-value en revenu pour les capitalistes. Puisque pour lui, le secteur productif produit, « par définition » , uniquement des marchandises devant fonctionner comme facteurs du capital, une petite partie seulement de celles-ci peut être directement convertie en moyen de consommation pour la classe capitaliste. En effet, les capitalistes veulent consommer autre chose que du beurre d’arachide et des conserves, nommément des marchandises de luxe spécifiques qui nécessitent une production spécifique. Il faut donc qu’une partie de la plus-value soit matériellement convertie en de telles marchandises. Or celles-ci ne peuvent l’être (par hypothèse) que par l’intermédiaire de capitaux et du travail improductifs spécifiquement destinés à cette fin. Cette conversion indirecte, Astarian la nomme conversion complexe. La plus-value que la classe capitaliste se destine à elle-même ne peut donc être totalement réalisée sans ce secteur improductif : voilà fondée la nécessité d’un secteur improductif parmi les entreprises productrices de marchandises! Malheureusement, cela ne prouve rien, puisqu’une telle conséquence était déjà présente dans la prémisse suivant laquelle « le secteur productif, par définition, ne produit que des facteurs du capital ». Ce qu’il faut prouver, c’est précisément que le secteur productif n’englobe que la production de facteurs du capital. Comme nous le verrons, Astarian n’y parvient pas. Cf. Astarian, ibid., p. 163.

[15] Ibid., p. 161. « La question est donc la suivante : si ce ne sont pas les salariés du secteur improductif qui ont créé la valeur de l’investissement et du profit que le banquier en retire, d’où vient cette valeur ? La réponse est: du secteur productif. Ce n’est pas le lieu de dire ici comment la plus-value se répartit sur l’ensemble des capitaux dans la péréquation du taux de profit. » 

[16] Ibid. p. 162.

[17] Ibid. Comme cela est sous-entendu dans ce passage : « en raison de leur valeur d’utilité propre, les mêmes marchandises peuvent retourner au secteur productif ou en sortir et être utilisées de façon improductive. Chaque fois que le retour dans la sphère productive ne se fait pas mais est remplacé par un usage dans la sphère de la circulation, nous disons qu’une partie de la plus-value produite est stérilisée pour les besoins de cette circulation. »

[18] Ibid., pp. 171-172.

[19] Le Capital, livre 1, t. I, Éd. Sociales, 1978, pp. 184-185. Cette possibilité générale était déjà signalée par Marx : « Un produit qui déjà existe sous une forme qui le rend propre à la consommation peut cependant devenir à son tour matière première d’un autre produit ; le raisin est la matière première du vin. (…) On le voit : le caractère d’un produit, de matière première ou de moyen de travail ne s’attache à une valeur d’usage que suivant la position déterminée qu’elle remplit dans le procès de travail, que d’après la place qu’elle y occupe, et son changement de place change sa détermination. » (Nous soulignons).

[20] Pew Research Center, « America’s Complex Relationship With Guns », juin 2017. Environ 30 % de la population étatsunienne possède une arme à feu. Parmi les personnes blanches – qui sont les plus nombreuses à posséder une arme à feu –, cette proportion atteint 40 % pour celles qui possèdent au plus un diplôme du secondaire (high school diploma) contre 20 % des bacheliers (graduates students). Bien que les chercheur·euse·s aient fait le choix de ne pas ventiler leurs résultats selon le revenu, de tels chiffres ne peuvent manquer d’indiquer que les armes à feu entrent bel et bien dans la panier de subsistance des sans-réserves – à tout le moins dans celui des sans-réserves provenant de régions rurales.

[21] D’ailleurs, comme Astarian s’en rend lui-même compte, un salaire plus élevé ne garantit pas nécessairement une consommation en tout point qualitativement différente. 

[22] Temps libre, n. 2, pp. 61-67.

[23] Marx, Théories sur la plus-value, t. 1, Éd. Sociales, 1974, p. 176.

[24] Ibid., p. 168.

[25] Ibid., pp. 467-468. 

[26] Ibid., p. 42.

[27] Astarian, op. cit., p. 158.

[28] Ibid., p. 175.

[29] Marx, op. cit., p. 475. Dans ce passage et les précédents, le « je » réfère à un capitaliste qui emploie des travaux productifs ou improductifs.

[30] Marx, Un chapitre inédit du capital, p. 143 « Le procès de travail lui-même n’est toutefois que le moyen du procès de valorisation, tout comme la valeur d’usage du produit n’est que le support de sa valeur d’échange. L’auto-valorisation du capital, création de plus-value est donc l’âme, le but et l’obsession du capitaliste, l’impulsion et le contenu absolus de son action ».. (Les italiques sont de Marx).

[31] Notions qui ne sont pas elles-mêmes sans poser problème. Cf. Supra.

[32] Astarian et Ferro, op. cit., p. 3.

[33] Pour l’anecdote, voici comment se composaient les conseils d’administration des entreprises qui étaient, en 1975, parmi les plus grandes compagnies d’aéronautique du Canada : « on retrouve au poste de président de la Pratt & Whitney, Thor Stephenson ex-ingénieur du Ministère de la Défense nationale canadienne ; à ses côtés, l’ex-maréchal de l’Air canadien F.R. Miller ; à la vice-présidence, James Ferguson, vétéran de la deuxième guerre mondiale et de la guerre de Corée. Ces administrateurs sont secondés par T.M. Ford, avocat attaché à la CIA de 1952 à 1955 et M.R. Bissel, ex-assistant-directeur de la CIA de 1949 à 1953. On retrouve à la Canadair, T. Rodgie McLogan de la Canadian Steamship Lines, propriété de Power Corporation et liée à la Banque royale du Canada ; J. Geoffroy Notman, de la Banque canadienne impériale de commerce ainsi que R.H. Winter, directeur de l’Alcan. Au conseil d’administration de C.A.E. Industrie : H. Benson, président de Benson limitée, G. Drummund Birks, président d’Henry Birks & Sons et P.D. Curry, présent de Power Corporation of Canada ainsi que P. Côté, président de Laiterie Laval. » Lefebvre, « L’industrie du matériel de transport au Québec », dans Fournier, Le capitalisme au Québec, Éd. Coopératives Albert St-Martin, 1978, p. 423. 

[34] Cf. Guérin, Fascisme et grand capital. Maspero, 1965, ch. 1 « Les bailleurs de fonds », pp. 17-38.

[35] Sweezy et Baran, Le capitalisme monopoliste, Maspero, 1970, pp. 192-193. Citant un article du New York Times daté du 14 juin 1962, on pouvait y voir que la « loi de finance militaire, qui est la plus importante de l’histoire américaine en temps de paix, fût approuvée (par le sénat) par un vote de 88 à 0. »

[36] Ibid., p. 163. « En 1939 par exemple, 17,2 % de la force de travail était en chômage et l’on peut estimer, grosso-modo à 1,4 % de cette force le potentiel ouvrier travaillant à la production de biens et services destinés aux militaires. En d’autres termes, plus de 18 % de la force de travail était en chômage, ou bien dépendait des dépenses militaires. En 1961, (qui, comme 1939, est une année de reprise faisant suite à une récession cyclique), les chiffres comparables étaient de 6,7 % pour les chômeurs et de 9,4 % pour ceux dont le travail dépendait de la dépense militaire, soit un total de 16 %. Il serait possible de détailler et d’améliorer ces calculs mais nous n’avons aucune raison de croire que cela modifierait la conclusion générale : le pourcentage de la force de travail inemployée, joint à celui de la force de travail dépendante des dépenses militaires était à peu de chose près le même en 1961 et en 1939. Il s’ensuit que si le budget militaire était ramené à ses proportions de 1939, le chômage retrouverait lui aussi son volume de cette année là. »

[37] Ibid., pp. 212, 218 et 222. L’utilisation de la capacité productive nationale en 1939 était, sur un indice de 100, de 72 pour un taux de chômage de 17,2 %, contre 80 en 1961, avec un taux de chômage de 9,4 %. Or, le taux de profit d’une entreprise est, toute chose étant égale par ailleurs, en rapport direct avec le taux d’utilisation de ses capacités productives (cf. p. 88). Évidemment, les transformations graduelles de la nature des marchandises achetées par l’armée (passage d’une « quincaillerie » militaire produite en masse à des dépenses consacrées « à la recherche et au développement, au génie, au contrôle et à l’entretien ») tend à réduire la capacité « stimulante » des commandes militaires sur la production, étant donné que ces transformations ont pour effet de limiter la demande de force de travail. 

[38] Astarian, op. cit., p. 134.

[39] Ibid., p. 109.

[40] Ibid., p. 110.

[41] Ibid., p. 112. (Nous soulignons).

[42] Temps Libre, n. 2, p. 163.

[43] Ibid., p. 15-19.

[44] Astarian et Ferro, Réponse à « Temps Libre », section 2.2.

[44] Astarian et Ferro, op. cit. « la subordination n’est pas une problématique contingente et indépendante de la contradiction travail nécessaire/surtravail. C’est sa condition d’existence fondamentale du point de vue du prolétariat – classe des travailleurs « libres » et « libérés » de tout. » 

[46] Astarian, op. cit., p. 175. On peut aussi identifier un passage qui pointe en ce sens dans L’Abolition de la valeur où Astarian dit : « la subordination du travail au capital soumet tout le prolétariat aux mêmes formes de la contrainte au travail ». 



			
						
					

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Pour une redéfinition du sujet de la lutte

Considérations sur le concept de « travail étudiant » tel que théorisé par le mouvement étudiant actuel

(I) La perspective de lutte des CUTE comme dépassement du « droit à l’éducation »

L’entrée en scène des Comités Unitaires sur le Travail Étudiant se présente comme l’occasion enfin trouvée d’en finir avec les perspectives politiques du mouvement étudiant telles qu’elles nous ont été historiquement offertes. Cet état de fait a tout pour réjouir quiconque souhaite provoquer une transformation sociale réelle, à même d’excéder le strict cadre de l’éducation postsecondaire. Avant les CUTE, les perspectives de lutte engendrées par le mouvement étudiant québécois – dans son histoire récente – étaient essentiellement dirigées vers la défense du « droit à l’éducation », phare resplendissant d’une critique de la marchandisation des institutions scolaires; si resplendissant qu’on a relégué –  consciemment ou non –  toute perspective de subversion de la société capitaliste au second plan. En effet, la critique humaniste, « citoyenne », de l’arrimage de l’école aux besoins du capital tourne, chaque fois, rapidement court. La militante ou le militant qui s’évertue à défendre l’accès à l’éducation pour tous et toutes est rapidement amené·e à comprendre qu’une lutte de longue haleine contre la société capitaliste et sa tendance inexorable à rendre toutes les sphères de la vie sociale adéquates à son procès ne peut être menée sur la base d’idéaux; et de fait, l’ « éducation citoyenne », « universaliste » et  « émancipatrice » n’est que très rarement considérée par les couches les plus exploitées de la société comme quelque chose digne de les faire entrer, aux côtés des étudiant·e·s, en lutte ouverte contre cette société. Ainsi isolé·e, perdu·e, notre militant·e universaliste a tôt fait de devenir, à son tour, un simple rouage de l’économie capitaliste. Mais fort heureusement, il se trouvera toujours une coopérative docile de Centre-Sud ou d’Hochelag, une centrale syndicale ou même un parti de gauche à la mode qui sera prêt·e à l’accueillir bienveillamment en son sein.

Au cours des deux dernières années, les CUTE ont efficacement pointé le cul-de-sac théorique et pratique vers lequel de telles perspectives politiques dirigeaient le mouvement étudiant. En ce que ses fondements théoriques le faisaient s’illusionner sur la signification de la fonction concrète des étudiant·e·s à l’intérieur de la société capitaliste, le mouvement étudiant traditionnel s’était toujours interdit une compréhension minimalement sérieuse du rôle spécifique de la sphère de l’éducation à l’intérieur du capitalisme, à savoir : celui d’assurer la reproduction des rapports sociaux qui rendent eux-mêmes possible ce mode de production. En reprenant la réflexion qui donna naissance et alimenta le Collectif Féministe International (CFI, 1972-1977), les CUTE ont su insisté sur la nécessité pressante de définir le rôle des étudiant·e·s dans leur rapport à la totalité capitaliste et introduire, par le fait même, la possibilité de dépasser les limites historiques de l’ancien mouvement étudiant.

Ce renversement de cadre d’analyse opéré à l’intérieur du mouvement étudiant n’est pas sans impact sur les luttes actuelles et à venir. De la même manière que les féministes marxistes du CFI comprennent que « si la famille est un centre de production, essentiel au capitalisme et à la vie même, il peut être aussi un centre de subversion [1]», les analyses actuelles des CUTE permettent de saisir la nécessité de l’activité étudiante pour la reproduction du capitalisme et, par le fait même, son potentiel subversif.

Dans la lignée du mouvement Wages for Housework du CFI, les militantes des CUTE ont habilement démontré le caractère profondément féministe des objectifs d’une lutte qui vise à mettre fin au travail gratuit que représentent les stages non-rémunérés[2]. Alors que certains stages sont bel et bien rémunérés, force est de constater que l’écrasante majorité de ceux qui ne le sont pas sont occupés par des femmes parmi lesquelles les personnes racisées et immigrantes sont surreprésentées. Les militantes des CUTE font voir très pertinemment que cette situation relève d’une séparation sexiste, raciste et systématique entre travail productif – traditionnellement masculin – et travail reproductif (travail ménager, santé, éducation, protection sociale, etc.) – historiquement imposé aux femmes et aux personnes racisées. Le labeur gigantesque de reproduction et d’entretien de la force de travail – pour être approprié moyennant la plus infime compensation possible – s’est vu profondément banalisé, invisibilisé et naturalisé par une idéologie patriarcale qui pérennise cette division sexuelle du travail.

C’est précisément parce que le discours et les pratiques actuelles des CUTE ouvrent de nouvelles potentialités subversives qu’un groupe comme le nôtre juge pertinent d’intervenir dans la lutte actuelle. Effectivement, la lutte pour la rémunération des stages et la théorie sur laquelle celle-ci se base peuvent être le début d’une reconfiguration du mouvement étudiant qui prend pour cible l’exploitation et qui, par le fait même, peut briser l’isolement habituel des luttes étudiantes. Toutefois, certaines bases actuelles du mouvement doivent être dépassées pour rendre possible une lutte orientée vers des intérêts communs aux autres travailleur·euse·s exploité·e·s. Notre présente intervention vise précisément à contribuer au dépassement de ces limites. Nous la savons d’autant plus justifiée par le fait que cette volonté d’orienter le mouvement étudiant vers une subversion sociale large est loin de nous être exclusive ; elle est explicitement partagée par plusieurs militant·e·s des CUTE[3].

En s’inspirant du Wages for Housework et plus particulièrement de Wages for Students (1975), les CUTE eurent tôt fait d’adopter leur stratégie : demander la salarisation et le statut de travailleur.euse pour l’étudiant.e afin de rendre visible le fait qu’il s’agit d’une activité nécessaire à la reproduction du mode de production capitaliste. Rendre visible le fait que l’activité étudiante sert ultimement à la classe capitaliste serait le point de départ d’une prise de contrôle sur cette activité. Cette stratégie en serait ainsi à sa première étape avec la lutte pour la rémunération des stages qui « représentent la face visible et perceptible dans toute sa brutalité de l’exploitation du travail étudiant[4] ». Or, la focalisation quasi exclusive du mouvement sur la revendication de la rémunération de tous les stages place présentement à l’arrière-scène les perspectives de luttes plus radicales que contient la théorie développée par les CUTE, à savoir : celles visant à faire prendre conscience du rôle essentiel de la sphère de l’éducation dans la reproduction du système capitaliste dans sa totalité, comme moyen d’acquérir un levier de pouvoir contre celui-ci. En plaçant l’étape de la salarisation comme absolument nécessaire à la subversion du système d’éducation tel que produit par le capitalisme, ce qu’il y a de plus fécond dans ce mouvement court alors le risque d’être relégué aux oubliettes par la dynamique réformiste de la lutte pour la rémunération des stages. Ainsi, plusieurs militant·e·s pour lesquel·le·s la nécessité de l’abolition du capitalisme est immédiatement admise s’énervent devant l’apparente acceptation du salariat (comme rapport social) par les CUTE. C’est peut-être la raison pour laquelle, au cours des derniers mois, les ingouvernables[5] ont pu canaliser – pour le meilleur et pour le pire – la volonté d’amener la lutte plus loin. 

(II) Critique des « ingouvernables ». Sur le refus de ce-dont-on-ne-peut-pas-mentionner-le-contenu

Si, à première vue, la récente « polémique » entre les ingouvernables et les CUTE peut avoir l’allure d’une chicane de corridor purement uqamienne, nous sommes persuadé·e·s que le contenu du débat n’est pas pour lui-même sans intérêt – aussi semblerait-il malvenu de notre part de ne pas faire l’analyse d’un groupe monopolisant présentement l’essentiel du discours à prétention révolutionnaire. Notons au passage que la réponse féministe de leur groupe[6] a pertinemment dénoncé l’hostilité de certain·e·s membres des CUTE envers toute action autonome émanant d’organisation extérieure – chose qui leur a aussi été reprochée au sein de leurs propres rangs[7]. Cette attitude inflexible adoptée par une certaine fraction des CUTE, qui se résume à éluder les initiatives et critiques extérieures sous prétexte d’ « antiféminisme » et/ou d’ « opportunisme », menace de nuire au développement des nécessaires débats internes. Pour toutes ces raisons, nous croyons intéressant de considérer brièvement l’alternative que les ingouvernables opposent aux CUTE.

Avant d’entrer dans le cœur du débat : qui sont ces ingouvernables? La jeune existence du groupe et le caractère extrêmement abstrait de la plupart de ses productions théoriques posent la réponse à cette question comme un grand défi. Nous savons minimalement que les ingouvernables rassemblent en leur sein nombre de militant·e·s directement issu·e·s de la frange anarcho-rad dont nous avons pu observer le développement quantitatif lors des grèves étudiantes de 2012 et de 2015. Ce qui, toutefois, est inédit, c’est bien l’intérêt porté pour les positions théoriques du Comité Invisible et pour celles de la très humoristique revue Tiqqun – conjonction théorique qui forme, nous le verrons, leur confuse unité idéologique. Pour ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, les ingouvernables forment un groupe dont une partie des activités a consisté, jusqu’à présent, à tenter de pousser plus loin la lutte pour la rémunération des stages en s’appuyant sur les concepts d’« autonomie » et de « refus du travail ».

Pour ce groupe, l’intervention visant à radicaliser la lutte n’a pas mille chemins à suivre, elle n’a pas à détailler les conditions d’existence précises des personnes en lutte pour dégager rigoureusement ce contre quoi il s’agit de lutter. Non, faire une telle chose, c’est-à-dire partir de notre situation concrète dans la société capitaliste comme étudiant·e ou comme travailleur·euse, est d’emblée problématique : « Plutôt que de poser l’identité “travailleur/travailleuse” comme base de toute revendication politique, nous voulons en tracer l’éclatement, nous penser comme non-travailleurs/travailleuses, comme contre le travail.[8] » Apparemment, « être contre le travail » ne nécessite pas de se comprendre et de se définir, notamment, comme travailleur·euse exploité·e par le capital dont le surtravail est utilisé pour reproduire les conditions de sa propre exploitation; ce serait là réutiliser la catégorie de travail (!), ce serait « s’opposer frontalement à elle » (ce qui serait un problème?), alors que nous devons « la vider, la neutraliser[9] ». Dit autrement, il faudrait prendre comme cible le travail en ne disant absolument rien de l’expérience du travail, puisqu’il s’agirait là de parler le langage de notre ennemi[10].

Se pose alors la question suivante : comment se définir contre le travail tout en étant hors du travail? Pour ce faire, voyons comment les ingouverné·e·s définissent le travail, ce qui nous permettra de déterminer, par la négative, le terrain subversif sur lequel il est encore possible de lutter: « Le travail c’est tout ce qui nous est imposé de faire pour survivre dans un monde structuré par le capital. […] Le travail devient travail lorsqu’il ne participe pas à la création de sens véritable de nos vies.[11] » Ainsi, le travail n’a pas besoin de produire un bien ou un service appropriable, ce peut même être « les téléséries qu’on se claque pour ne plus penser à rien[12] », tant qu’il s’agit d’une activité faite là où les rapports sociaux capitalistes sont effectifs. En comprenant que les rôles imposés par le capitalisme ne peuvent guère servir de base positive à la construction d’une activité révolutionnaire, les ingouvernables en viennent à dire qu’une telle activité doit être construite à l’extérieur de la société capitaliste. Lorsqu’on comprend qu’être hors de la société capitaliste est uniquement possible par l’abolition de celle-ci, on réalise que tout ce qui vient d’être dit se résume à ceci : pour construire une activité révolutionnaire, il faut… une activité révolutionnaire! En sa qualité de tautologie, un tel procédé rhétorique trouve sa plus grande richesse dans l’impossibilité de dire une fausseté. Le fait qu’il s’accompagne de la certitude de ne rien dire ne semble pas les gêner pour l’instant. Les ingouvernables tentent alors d’en dire plus sur ce que peut être, aujourd’hui, une activité révolutionnaire qui « échapperait » au capital. Ici encore, les résultats sont largement insatisfaisants : une fois qu’un groupuscule est formé dans le but de résister à l’« ordre établi », il doit élaborer des « formes » (?), ou des « plans d’existence », qui permettent une activité hors du capital. Pour reprendre leur précision chirurgicale, « les plans d’existence visent à fragmenter, transversalement, les territoires et les vies. À faire monde à travers et à l’abri de la modernité coloniale. Être autonome c’est faire grandir les mondes que nous sommes.[13] » Pour faire « grandir un monde » (?) hors du capitalisme, nul besoin d’une lutte internationale qui rendra irreproductibles les rapports sociaux capitalistes, car le niveau d’organisation « le plus petit et le plus puissant est sans doute l’échelle moléculaire, qui surgit des liens de vie quotidiens, d’amitié et d’amour, du refus de la discipline et du plaisir d’être ensemble. » Une fois cette molécule (?) formée, on peut alors passer à un plan proprement révolutionnaire en une étape facile : il suffit d’établir « le réseau diffus et invisible qui lie l’ensemble des plans spécifiques[14] ». Ainsi, le groupuscule le moins nombreux possible, basé dans une forêt du Témiscamingue – à condition qu’il possède « [une] carte, [une] représentation graphique d’une région, d’un réseau[15] » indiquant le lieu précis du squat de ses ami·e·s d’Hochelag – serait probablement le plus à même de faire trembler le capitalisme mondialisé. Voilà donc en quoi consiste le flegmatique propos des ingouvernables : après avoir créé une multiplicité de « mondes » (mondes dont on ne sait toujours rien, mais qui – magiquement –, couvent des rapports sociaux tout neufs), une gigantesque fissure jaillira spontanément et, tel le plus violent de tous les séismes sociaux, anéantira la totalité capitaliste.

Pour une analyse critique de la lutte

À cette manière d’intervenir dans la lutte actuelle qui se limite à un appel abstrait à la « révolution », nous voulons opposer un mode d’intervention réellement à même d’intensifier et de radicaliser le mouvement présent. Le mode d’intervention des ingouvernables ne fait que refuser le caractère « étapiste[16] » de la stratégie des CUTE, tout en laissant intact et pur l’ensemble de leur système théorique; rien n’a été dit sur leurs concepts de travail, d’exploitation, de reproduction sociale – on ne lui a qu’opposé une immédiate et candide « radicalité » qui s’apparente plutôt à de l’astrologie qu’à une théorie de la révolution. Plus encore, la conception « ingouvernable » du travail, en intégrant toute activité dont la finalité est de supporter le poids de l’existence sous le capitalisme, rend impossible, de par son caractère exagérément extensif, toute définition un tant soit peu déterminée du concept d’exploitation. La « critique du travail », si elle ne se fonde pas explicitement dans une théorie du mode de production capitaliste comme système d’exploitation dont le but est l’extorsion de plus-value, ne peut mener qu’à des phrases abstruses ne présentant aucun intérêt pour les luttes actuelles. Bien que les ingouvernables reconnaissent l’insuffisance de la salarisation pour l’abolition de l’exploitation, illes ne parviennent guère à démontrer rigoureusement en quoi le salaire ne peut pas correspondre à la valeur du travail dans le système capitaliste, en quoi une partie de la population étudiante partage les intérêts objectifs du prolétariat, en quoi l’éducation joue un rôle spécifique dans la reproduction de la société capitaliste ni en quoi, finalement, ce rôle en fait un terrain de lutte aussi intéressant que complexe.

Intervenir dans une lutte pour l’orienter vers une potentielle rupture révolutionnaire, ce ne peut pas être autre chose qu’offrir une lecture claire et précise de la situation qui saisit la manière dont les intérêts contradictoires en jeu s’articulent. C’est faire voir explicitement que le problème de l’exploitation – présentement soulevé par les CUTE – est impossible à résoudre à l’intérieur du mode de production capitaliste. C’est démontrer en quoi certains groupes exploités en lutte partagent les intérêts objectifs de l’ensemble du prolétariat et, inversement, en quoi certains groupes participant à la mobilisation peuvent poursuivre des intérêts qui sont ultimement antagonistes à ceux des exploité·e·s. Concernant la lutte en cours, cette tâche ne peut être menée à terme qu’à la condition, dans un premier temps, de critiquer les concepts de « travail étudiant » et d’« exploitation » tels qu’utilisés par les CUTE, ainsi qu’à la condition, dans un deuxième temps, d’exposer le rôle de l’éducation dans la reproductions de toutes les classes de la société capitaliste – au terme de quoi il sera possible de déconstruire pour de bon le mythe d’un « sujet étudiant » uniformément constitué par l’exploitation de son travail : l’étude. C’est ce que nous entendons faire dans la troisième partie de ce texte.

(III) Impasses théoriques des CUTE

Aucune lutte n’a jamais attendu d’avoir produit la théorie de ses pratiques avant de s’être lancée dans la « Pratique ». Cela n’est ni bon, ni mauvais; il s’agit simplement de la manière dont les choses se passent. Les protagonistes d’une lutte s’y lancent à l’aide des concepts qui leur sont immédiatement disponibles et tentent, à partir d’eux, de comprendre et d’anticiper son cours en produisant des connaissances sur les enjeux pour le faire infléchir vers le but souhaité. Le développement d’un mouvement mène chaque fois ceux et celles qui y prennent part à corriger ses matériaux théoriques initiaux parce que les événements eux-mêmes les poussent à le faire, en ce qu’ils remettent en question sa cohérence, sa portée explicative, sa capacité à rendre compte de manière exhaustive de la réalité de la lutte[17].

Selon nous, le concept de travail étudiant, sur la base duquel les CUTE définissent le sujet du mouvement étudiant (i.e. l’étudiant·e comme travailleur·euse intellectuel·le exploité·e)[18], doit être dépassé, en sa qualité de « matériau initial », trouvé là – dans la mesure où il reste un simple emprunt à la frange historique du mouvement étudiant étatsunien organisé autour du texte Wages for Students. Nous concédons qu’une telle réutilisation directe n’a pas été sans bénéfice – et pour preuve, elle a été grandement utile pour en finir avec la définition humaniste-idéaliste de l’étudiant·e, mais nous voyons en elle une limite qui, si elle n’est pas adressée, ne pourra empêcher que cette lutte, à son tour, frappe un mur. Il est maintenant absolument nécessaire d’approcher réflexivement, donc théoriquement, les pratiques théoriques[19] du mouvement en cours. Dans quelle mesure? Dans la mesure où les CUTE misent précisément sur le fait que c’est sur la base d’une telle conceptualisation du «  sujet » de la lutte étudiante que cette dernière serait à même de sortir de ses gonds pour rejoindre les autres catégories d’exploité·e·s[20]. Nous soutenons que le mouvement présent,  s’il ne se penche par sérieusement sur les questions qui sont soulevées ici, non seulement ne saura sortir de son moment strictement « revendicatif » – ce qui représente le but explicite de nombreuses personnes organisées au sein des CUTE -, mais pourra même compromettre la réponse à ses revendications immédiates. En ce sens, le problème concerne toute personne pour qui le succès de cette lutte vaut quelque chose.

Qu’est-ce que le travail étudiant?

Les CUTE utilisent le concept de « travail étudiant » suivant la définition offerte par Wages for Students; texte qui reprend lui-même en apparence – c’est la thèse qui sera ici défendue – l’argument développé par les féministes marxistes relativement à l’exploitation du travail reproductif, mais en l’adaptant à l’activité étudiante. Nous soutenons que la reprise effectuée par les auteurs de Wages for Students est une reprise tronquée – au sens où ce qui est définitoire de l’exploitation du travail reproductif est évacué de la problématique du texte pour ne laisser toute la place qu’à un aspect relativement secondaire du problème. Nous verrons que ce procédé est rendu possible par substitution d’une question secondaire « tel travail bénéficie-t-il au capital? » à la question centrale « tel travail est-il approprié sans contrepartie, permet-il à autrui de se dispenser de travailler ? » Il est notable que féministes marxistes et féministes matérialistes aient pu proposer des réponses radicalement opposées à la question secondaire et se trouver, malgré tout, parfaitement d’accord sur la réponse à la question principale, à savoir que le travail reproductif effectué par les femmes constitue bel et bien une forme de surtravail. Cela indique que ce qui est définitoire de l’exploitation du travail reproductif n’est pas le fait qu’il soit « utile » aux hommes ou au capital, mais bien qu’il se résolve en surtravail, c’est-à-dire en travail gratuit. En effet, les féministes marxistes et matérialistes théorisent le travail reproductif comme un travail exploité parce que ce que les femmes produisent dans la sphère domestique – la cuisine, le lavage, le nettoyage, éducation des enfants, etc. – est approprié sans contrepartie, donc sans aucune forme de rémunération, par le mari[21]. Ceci fait donc dire aux féministes matérialistes que de tels rapports de production définissent deux classes – les hommes et les femmes – et un mode de production à part entière : le patriarcat[22]. Quant à elles, les féministes marxistes mettent immédiatement en relation ces rapports de genres au mode de production capitaliste, en affirmant que tout cela se fait aussi au profit du capital, en tant que celui-ci n’a pas à débourser un sou pour que toutes ces activitées qui rendent possible la reproduction de la force de travail (i.e. la reproduction biologique, matérielle de l’ouvrier et de sa progéniture) soit effectuée – et en cela, leur permet de relier la nécessité du patriarcat avec celle du capital compris comme totalité. Mais que tout ceci se fasse au profit de la « classe homme » ou du capital ne fait pas de différence pour ces deux courants relativement au fait que les femmes sont exploitées en tant qu’elles sont définies comme ménagères, c’est-à-dire contraintes à effectuer du travail dont d’autres peuvent ainsi être dispensés (en se dispensant des tâches ménagères pour les maris ou en se dispensant de rémunération vénale pour le capital) : leur accord profond sur la réalité de l’exploitation du travail reproductif effectué par les femmes traduit la centralité que doit accorder une analyse authentiquement matérialiste à cette question.

Pour quelle raison les féministes marxistes et matérialistes insistent-elles spécifiquement pour faire reconnaître le travail domestique et ménager comme un travail? Afin de dénaturaliser leur exploitation propre, et que soit enfin visible le fait que leur travail est approprié sans aucune forme de compensation. C’est bien pourquoi la catégorie de « travail » est mobilisée avant même que soit souligné – par les féministes marxistes – le fait que l’exploitation des femmes profite au capital et s’explique par lui[23]. Conséquemment, les tâches accomplies par le travail ménager ne sont pas du travail exploité seulement parce qu’elles sont « utiles » à la reproduction du capital, mais parce que ce qu’elles produisent – et qui permet concrètement de reproduire la marchandise-force de travail – est approprié par autrui. Ceci peut sembler être une distinction subtile et de peu d’intérêt, mais elle gagne tout son sens lorsqu’il s’agit de définir ce qu’est du travail exploité : pour qu’un travail soit tel, il faut a) que ce qu’il produit – matériellement ou sous forme de service – soit approprié par autrui et b) que les divers éléments du rapport (l’exploité·e/l’exploitant/le produit approprié médiatisant le rapport) soient effectivement reproduits au terme du procès de travail[24]. C’est à ces conditions que répondent l’esclavage, le servage, le salariat et surtout, le travail domestique; il n’y a que la forme du surtravail qui diffère (plus-value, division du temps de travail inégal, rente, taille et corvée, etc.).

Pour sa part, le texte Wages for Students soutient que l’étude est un travail parce que les différentes tâches concrètes que rassemble l’étude (se tenir droit, faire ses devoirs, respecter l’autorité, recopier des passages, etc.) impliquent toutes que les étudiant·e·s s’auto-disciplinent : « The characteristic common to all the specific tasks that schoolwork involves is Discipline, i.e., forced work.[25] » En substance, s’il s’agit bel et bien de travail, c’est parce que cette autodiscipline est utile au capital et non aux étudiant·e·s en tant que tel·le·s[26]. On voit tout de suite le glissement dont il fut plus tôt question entre, d’un côté, cette définition du travail et, de l’autre, celle des féministes marxistes et matérialistes : le travail domestique est bel et bien un travail au sens où l’entend Wages for Students, mais surtout, – et c’est là l’essentiel – un travail exploité, parce que celles qui l’effectuent produisent plus que ce qui est nécessaire à leur propre reproduction et ne reçoivent pas d’équivalent de la part du mari[27] ; tandis que pour les auteurs de Wages for Students, ce qu’effectuent les étudiant·e·s est du travail parce qu’il est utile au capital et mérite rémunération à ce titre. On remarque ici que l’absence de critère par lequel peut être déterminé le caractère « utile » d’une activité pour le capital, revient à mobiliser l’argument banal, qu’à l’instar du matraquage de grévistes, de la surveillance généralisée et de la distribution de publisacs, l’étude est un travail utile au capital devant être, pour cette raison, rémunéré pour bons services rendus.

Que cela soit clair : nous ne soutenons pas que le salaire étudiant soit comme tel illégitime ou nuisible. Toutefois, si la revendication du salariat étudiant devait continuer à se fonder sur de telles bases théoriques, il faut avouer qu’il ne s’agirait plus là que d’une plate et fade forme de corporatisme étudiant. Inversement, si cette revendication s’appuie sur une analyse fondée sur les rapports de production et les rapports de pouvoir capable de mettre en lumière la réalité de l’exploitation présente ou future de certain·e·s étudiant·e·s (du type de celle qui a battu en brèche les mystifications patriarcales naturalisant l’exploitation des femmes) il devient alors possible de faire éclater le cadre du corporatisme étudiant de l’intérieur – dans la mesure où ce sont alors les intérêts objectivement partagés des exploité·e·s qui définissent le sujet de la lutte, plutôt qu’un sujet unifié par le titre pompeux du « jeune travailleur intellectuel » issu de la Charte de Grenoble. Selon cette charte et les auteurs de Wages for Students, il n’y a plus de différence entre un·e ouvrier·ère qui voit l’existence sociale de son propre travail objectivée dans le capital se retourner contre lui ou elle, et les futur·e·s gestionnaires du capital qui révisent leurs manuels de micro-économie pourris : tout le monde travaille et doit être rémunéré au même titre! Celui-là sue toute la journée à la job, celle-ci lui lave ses chaussettes lorsqu’elle rentre de son shift, et celui qui a fait sa technique policière les câlissent en prison lorsque les deux autres se fâchent : voilà qui s’équivaut et mérite un salaire! Il est intellectuellement inacceptable de faire comme s’il n’y avait pas de différence entre les tâches du travail ménager et l’activité de l’étudiant·e qui étudie en gestion, précisément parce qu’il s’agit de deux manières bien différentes de «  reproduire le capital » ou encore, de travailler. « Reproduire le capital » est sans rapport avec le fait d’être exploité·e, parce que tous les agents du mode de production capitaliste participent à sa reproduction réelle : les commerçants réalisent la plus-value contenue dans les marchandises de même qu’ils assurent la circulation des éléments matériels du capital, l’appareil d’État s’assure que les prolétaires restent calmes, les patrons assouvissent leur soif de profit en faisant effectivement valoriser leur capital respectif, les idéologues stabilisent le tout, etc. Ce brouillage de cartes fut réalisé en son temps par les apologistes de la classe des capitalistes et des propriétaires fonciers qui voyaient – fort à propos – naître la nécessité de légitimer « scientifiquement » le rôle économique de celles-ci :

Il était donc temps d’adopter un compromis et de reconnaître qu’étaient productives toutes les catégories que n’englobait pas directement celle des agents de la production matérielle. Passe-moi la rhubarbe, je te passerai le sené et, comme dans la « fable of the bees« , il fallait démontrer que même du point de vue économique, du point de vue « productif », le monde bourgeois avec tous ses « travailleurs improductifs » constitue le meilleur des mondes (…). Ceux qui ne faisaient rien aussi bien que leurs parasites devaient trouver leur place dans le meilleur des systèmes universels.[28]

 

Wages for Student commet la même bévue, en identifiant : étude, travail et travail exploité ainsi qu’en présentant les étudiant·e·s comme des membres de la classe ouvrière[29]. Il est vrai que suivant la définition parfaitement indéterminée du travail que nous offre Wages for Students, étudier = travailler; on doit toutefois ajouter aussitôt qu’en ce sens faire du karaté, lire un texte difficile, apprendre à parler une autre langue, faire des redressement assis sont aussi un travail. Mais c’est alors un sophisme grossier que d’identifier de telles formes banales de travail au travail exploité, catégorie conceptualisée de longue haleine par les féministes marxistes et matérialistes[30]. En identifiant « activité nécessaire au capitalisme » et « travail exploité », ainsi qu’en concevant les étudiant·e·s comme membres du prolétariat, les auteurs de Wages for Students oublient simplement une banalité : les capitalistes aussi vont à l’école.

La méthode Caffentzis

Professor emeritus George Caffentzis, l’un des auteurs de Wages for Students – actuellement actif dans la campagne des CUTE -, nous fournit, dans un texte différent, un autre exemple d’analyse absurde du travail étudiant; absurdité qui devrait, selon nous, inciter les CUTE à jeter au compost un tel concept. Voici les termes en lesquels il analyse son caractère exploité :

À l’intérieur de l’Université, deux formes de travail non rémunéré sont appropriées par le capital : 1) le développement de nouvelles « forces productives » à travers la recherche scientifique et ce que Marx avait appelé « le pouvoir du savoir objectifié »; 2) la reproduction de la force de travail et donc la hiérarchie des forces de travail de qualités différentes (sélection, division et stratification). Ainsi le capital s’approprie la science et l’éducation comme une partie gratuite du cycle de sa propre reproduction.[31]

Ces deux composantes sont censées mettre en évidence la réalité de l’exploitation du travail étudiant. Mais d’emblée, on peut légitimement se demander pourquoi son analyse prend pour point de départ l’Université en tant qu’institution, alors qu’il s’agit de prouver que ce sont précisément les étudiant·e·s qui exécutent ces deux formes de travail non rémunéré. Ainsi, lorsque l’on fait l’analyse de la famille ou de l’usine, on ne produit aucune connaissance sur la réalité de l’exploitation en disant : « il y a des formes de travail non rémunéré dans ces sphères ». Par là, on n’a identifié ni groupe ni activité, c’est-à-dire les éléments minimums par lesquels est définie l’exploitation. C’est là une banalité pour beaucoup, mais il faut le rappeler à Caffentzis : c’est toujours en partant de l’activité socialement déterminée d’individus que seront définis des rapports de production et conséquemment, des rapports de classe – comme polarisation de leurs activités[32]. Si nous savons qu’à l’intérieur de l’usine il y a exploitation, c’est parce que nous partons de l’activité socialement déterminée d’individus (les travailleur·euse·s) et nous analysons son circuit : achat-vente de la force de travail, procès de travail proprement dit (consommation de la force de travail par le capital, donc production de plus-value) enfin, réalisation de cette plus-value nouvellement produite par la vente des marchandises en lesquelles elle a été matérialisée. Ce circuit construit les différents moments de l’exploitation capitaliste et permet d’identifier deux groupes – propriétaire de sa seule force de travail (les non-propriétaires) et propriétaire du capital – et leurs activités respectives – travail productif de plus-value et valorisation du capital par extraction de la plus-value : ce n’est qu’après avoir identifié et mis en relation ces différents éléments que l’on peut dire, qu’à l’usine, il y a effectivement « appropriation de travail non rémunéré ».

Caffentzis, lui, fait l’économie d’un tel détour analytique : nul besoin de démontrer qui « développe de nouvelles forces productives à travers la recherche scientifique », ni même de démontrer qui reproduit hiérarchiquement la force de travail, c’est évident : ça ne peut qu’être les étudiant·e·s! Malheureusement pour l’infaillibilité de sa démonstration, il appert que ce n’est pas le travail étudiant en lui-même – comme ensemble de tâches ayant pour caractéristique commune l’auto-discipline[33] – qui constitue le développement même des forces productives. En effet, l’auto-discipline ne produit rien, si ce n’est… de la discipline. Quant à l’aspect reproductif de la sphère universitaire, c’est bien le rôle de l’Université de reproduire une force de travail segmentarisée et hiérarchisée en s’assurant de son « éducation » – mais cela représente-t-il du travail approprié par le capital? Si oui, qui l’effectue (la rectrice, les GARDA, les profs, les chargé·e·s de cours, les étudiant·e·s, toutes ces réponses?) et comment ce travail est-il approprié? Plus encore, si l’on voulait concéder de bonne foi que le travail étudiant est effectivement du travail reproductif non rémunéré[34] – dans la mesure où la reproduction des classes supérieures de même que la hiérarchisation et segmentarisation du prolétariat seraient le fruit du travail d’auto-discipline des étudiant·e·s (!) –, cela ne ferait que confirmer la nécessité pressante de cesser de conceptualiser le groupe « étudiant·e·s » comme identique au prolétariat en tant que ce « travail reproductif » qu’effectue sur soi chaque étudiant·e n’aurait pour seule fonction que d’augmenter la valeur de sa propre force de travail[35]. Enfin, l’analyse de l’argument développé par Caffentzis sur la nature du travail étudiant nous mène donc à la conclusion que, si l’on ne peut plus naïvement affirmer que le groupe étudiant·e·s fait partie du prolétariat de manière homogène, il faut conséquemment s’atteler à l’analyse de ce groupe en termes de classes.

Dans un premier temps, il nous fallait montrer que contribuer à la reproduction du capital ne s’identifie pas au fait d’être exploité.e, et conséquemment, que cela ne garantit pas aux étudiant·e·s pris·e·s en bloc, une appartenance de classe commune; c’est la raison pour laquelle nous avons systématiquement pris comme exemples des champs d’étude qui ont pour aboutissement évident de reproduire les fonctions sociales proprement capitalistes. Nous commettrions une erreur homologue en affirmant que tout·e étudiant·e a pour destination de faire partie de la classe capitaliste. Ce que nous mettons ici en lumière, c’est le lieu du problème théorique, nous disons que c’est , dans les rapports complexes qui lient les étudiant·e·s au prolétariat et autres couches exploitées, qu’il faut creuser, plutôt que d’éluder le problème en martelant constamment des affirmations-chocs du genre « students are workers[36] », « Students belong to the working class[37] » à la manière de Caffentzis. Mais à ce moment, d’aucun·e·s pourront se demander quelle nécessité pressante il y a à définir aussi scrupuleusement l’appartenance de classe de chaque couche de la population étudiante : ne sommes-nous pas tous et toutes aliéné·e·s par l’institution universitaire, et par là, également bénéficiaires des acquis revendiqués par cette lutte? Justement, non. S’il est évident qu’un stage non rémunéré est une forme d’extorsion de surtravail particulièrement brutale qui, à la différence du travail salarié, ne se décompose pas en travail nécessaire et en surtravail, mais en seul surtravail, il n’est pas du tout évident que l’étude en général soit un travail exploité. Pour qu’il y ait exploitation, rappelons-le, il doit nécessairement y avoir production d’un surtravail approprié par autrui. L’Épreuve Uniforme de Français, la dissertation de huit pages sur les Catégories d’Aristote ou encore, l’examen d’espagnol oral – qui sont autant d’exemples de l’écrasante majorité de ce qui est concrètement réalisé non seulement au primaire et au secondaire, mais aussi au collège et à l’université- sont-ils des produits appropriables? Enrichissent-ils quiconque du point de vue matériel? Sont-ils monnayables? Rendent-ils directement services à d’autres, comme occasion de se dispenser de travail? En opposition à toutes les formes d’exploitation connues jusqu’à ce jour, il faut répondre : non. À titre de contre-exemple, les productions d’étudiant·e·s des cycles supérieurs, elles, peuvent être appropriées au sens fort, dans la mesure où leur titre de propriété passe à l’université qui les diffuse et s’enrichit ainsi de diverses manières à travers elles[38]. En ce sens, il est possible, lorsque les productions de ces étudiant·e·s sont sous-rémunérées (voire simplement non rémunérées) de parler d’exploitation[39]. Si, donc, les stagiaires non rémunéré·e·s partagent, lors de la durée de leurs stages, la condition d’exploité·e, il va sans dire que là encore, le portrait est plus complexe qu’il n’y paraît. À la différence du statut de ménagères ou de prolétaires pour qui l’exploitation n’est presque jamais une condition provisoire, l’exploitation spécifiquement pénible des stagiaires consistant à effectuer uniquement du surtravail est par définition appelée à se résoudre en autre chose. Alors que pour certain·e·s, la surexploitation caractéristique des stages se résout en exploitation simple – c’est-à-dire à un emploi dans lequel une partie de la journée de travail est appropriée sans contrepartie équivalente -, pour d’autres, l’emploi auquel aboutit la formation doit précisément tirer son revenu de l’appropriation du surtravail d’autres travailleur·euse·s. Si l’étudiant·e en soins infirmiers et l’externe en médecine effectuent tous·tes deux un stage non rémunéré, l’écart entre leurs futures conditions respectives explique selon nous ce pourquoi les conditions des stagiaires en soins infirmiers suscitent l’indignation et font se mobiliser, alors que l’externat ne fait couler que très peu d’encre. Bien qu’il existe effectivement des cas (très rares) de surexploitation au niveau des stages se résolvant en emplois sur-rémunérés, les CUTE ont justement montré[40] que les femmes et les personnes racisées sont, elles, toujours sur-représentées parmi les stages non rémunérés et les métiers mal rémunérés –, état de fait naturalisé et mystifié par l’idéologie patriarcale et raciste que reproduit structurellement le capitalisme. Mais si nous soulevons toutes ces considérations problématiques – à propos desquelles nous ne prétendons pas apporter de solution définitive – c’est afin que puissent leur être apportées des réponses solides et assumées lorsque viendra l’heure de mettre de l’avant la revendication d’un salaire au travail étudiant; à défaut de quoi tout mouvement se verrait condamné à l’isolement. Ainsi, prétendre qu’il existe une classe étudiante exploitée de par son accomplissement d’un « travail individuellement et socialement utile », c’est d’abord vider le concept d’exploitation de tout contenu – résultat inévitable lorsqu’à une véritable analyse conceptuelle on substitue une définition du Larousse (en ligne)[41] –, mais c’est aussi attribuer à cette « classe » l’expérience d’une exploitation faussement commune et, concurremment, attribuer à ses membres des intérêts faussement équivalents dans l’abolition de ces rapports. Prétendre que les étudiant·e·s forment une classe sur cette base qui n’en est pas une revient ultimement à masquer les dynamiques de classes internes à la population étudiante et à faire reposer la solidarité entre les membres du corps étudiant sur une pure construction de l’esprit.

Mouvement étudiant et rupture révolutionnaire

Rejeter l’analyse abstraite du groupe « étudiant·e·s » en tant que groupe uniformément constitué par l’exploitation nous contraint d’affirmer que, si la revendication du salariat étudiant a le potentiel de se constituer en lutte contre l’exploitation plutôt qu’en  simple lutte corporatiste, c’est dans un sens bien précis qu’il nous faut maintenant mettre de l’avant. Comme nous en avons fait la démonstration, lutter pour un salaire étudiant ne représente pas en soi une lutte contre l’exploitation, au sens où l’activité étudiante n’est pas, en tant que telle, exploitée – telle qu’elle serait appropriée par les professeur·e·s et ultimement par l’État qui, dans les corrections d’examens à choix de réponse, arracheraient une plus-value quelconque. Elle a le potentiel d’être une lutte contre l’exploitation dans l’unique mesure où elle est menée par et au bénéfice de la fraction des étudiant·e·s qui ont l’exploitation comme situation présente (s’illes travaillent en milieu de stage ou hors de l’école) et/ou comme avenir (si leurs études débouchent sur un métier les plaçant dans les couches plus aisées du prolétariat). Lutter pour un salaire étudiant correspond, pour ces personnes, au refus d’assumer la charge d’une formation qui mène ultimement à un travail producteur de plus-value et/ou médiocrement rémunéré, c’est-à-dire au fait d’intégrer le prolétariat. Inversement, pour la fraction des étudiant·e·s amenée à reproduire la classe capitaliste et ses suppôts (voir infra), le salaire étudiant représente une manière d’anticiper sur les conditions matérielles dorées que leur offriront leurs salaires bien gras (financés à même l’exploitation du prolétariat). En ce sens, la lutte pour le salaire étudiant peut être une lutte contre l’exploitation dans un sens strict que nous croyons nécessaire d’adopter : le salaire étudiant représente, pour les étudiant·e·s dont le prolétariat est le futur, la possibilité d’arracher à la classe capitaliste les frais de sa formation. Définie de cette manière, nous avons une nouvelle compréhension de la lutte qui permet de rendre visibles les intérêts objectivement antagonistes qui existent à l’intérieur même du groupe « étudiant·e·s » derrière l’homogénéité apparente de l’activité d’étudier. L’analyse concrète de tels intérêts sera constamment à faire et à refaire suivant les alliances qui se nouent et se brisent durant la lutte, mais il est évident que partir de la fonction sociale que remplit l’emploi auquel aboutit la formation permet de dégager un certain nombre de considérations basales. Au nombre de celles-ci, nous pouvons compter celle selon laquelle étudier en vue de travailler pour le compte des organes qui exécutent les fonctions répressives de l’État (police, militaire, juge, etc.) place l’étudiant.e dans une situation objectivement antagoniste à tout groupe luttant par voie extra-légale. De la même manière, étudier en vue de produire et de diffuser tout pseudo-savoir qui nuit à la capacité, pour le prolétariat, d’avoir prise sur la réalité ou tout savoir réel effectivement utilisé dans l’objectif de maintenir, d’éterniser, l’état actuel des choses, doit tout aussi bien susciter de la contrariété entre les intérêts de l’étudiant·e et ceux des personnes pour lesquelles le monde actuel est invivable. Notons au passage que c’est consciemment que nous visons ici l’immense majorité des postes de « travail intellectuel » salarié – et cela n’a rien pour surprendre quiconque s’est moindrement intéressé·e à ce qui s’enseigne concrètement à l’Université. Enfin, étudier en vue d’assurer les fonctions de gestion du capital, c’est-à-dire celles qui assurent la fluidité de sa circulation ou sa valorisation proprement dite (ressource humaine, commerçant·e, publiciste, entrepreneur·euse, banquier·ère, directeur·rice d’entreprise, etc.), c’est déjà clairement exprimer cyniquement le souhait de participer soi-même, à titre d’individu responsable, à l’exploitation éhontée du prolétariat.

Peut-être ces considérations sont-elles banales et, à ce titre, peu utiles; toujours est-il qu’on ne peut absolument pas faire abstraction d’elles lorsqu’il s’agit d’analyser dans quelle mesure telle fraction du groupe « étudiant·e·s » peut, dans tel contexte précis, orienter la lutte vers la réponse à des intérêts étrangers à ceux des exploité·e·s. Ainsi, par exemple, la révolte est un moment de la lutte des classes à l’intérieur duquel des groupes sociaux prennent la décision subite de refuser de continuer de vivre comme ils le faisaient jusqu’alors, en s’attaquant à la stabilité du tout social. Or comme telle, la révolte n’est qu’une forme : son contenu social doit à chaque fois être déterminé par analyse puisque ce contre quoi il y a révolte n’est jamais immédiatement donné. C’est pourquoi il faut interpréter le sens de chacun des événements de la lutte des classes et ne pas se laisser abuser par les analogies formelles du type « révolte = contenu social progressiste » et il faut, à plus forte raison, se donner les outils d’une telle interprétation. Les petits propriétaires, les fonctionnaires, les militaires, les étudiant·e·s en marketing, les profs, etc. peuvent être amené·e·s à entrer dans le camp du prolétariat, mais de la même manière, ces personnes peuvent à tout moment être amenées à entrer dans le camp de la contre-révolution. Cela a pour conséquence qu’on ne doit pas exclure d’emblée la possibilité que le prolétariat gagne, en les personnes des étudiant·e·s, un allié – précisément parce que ce groupe hétérogène peut choisir de refuser ce à quoi sa formation le destine. Mais ce refus ne peut absolument pas être tenu pour acquis, au contraire : il doit se traduire pratiquement, par des actions concrètes. Pour le dire clairement, exiger un salaire pour étudier, ce n’est pas encore traduire pratiquement le refus de reproduire les classes qui exploitent le prolétariat et donc, ce n’est pas encore faire acte de solidarité avec lui. Nous pouvons toutefois soutenir, en accordance avec les CUTE, qu’il s’agit d’une avenue par laquelle il est possible de lutter en commun contre le capital – et la lutte pour la rémunération des stages se présente déjà comme un point d’intersection potentiel.

On peut se demander pourquoi une si longue analyse est nécessaire si elle se solde finalement par un appui à la lutte des CUTE. Nous réitérons que sans une analyse rigoureusement matérialiste, la possibilité que le mouvement étudiant parvienne à sortir de son isolement pour joindre sa lutte à celle des autres exploité·e·s restera particulièrement mince. Se dispenser de la tâche de démontrer clairement qu’une partie des étudiant·e·s partage les intérêts objectifs du prolétariat et, inversement, que le prolétariat partage ceux de ces étudiant·e·s, c’est se condamner à espérer pieusement une solidarité qui ne risque pas de venir : nous avons de la difficulté à imaginer le caissier du Dollorama se joindre solidairement à la doctorante en finance pour affronter, main dans la main, l’escouade anti-émeute du SPVM. De plus, l’actuelle lutte pour la rémunération des stages et celle qui pourrait suivre pour le salaire étudiant nous intéressent dans la mesure où – comme les féministes marxistes l’ont habilement montré –, un lieu nécessaire à la reproduction de la force de travail (ou à sa formation) peut aussi être un lieu de subversion sociale. Et si les CUTE considèrent bel et bien le salaire étudiant comme un moyen d’acquérir un levier de pouvoir dans le but de provoquer une subversion sociale d’envergure, nous l’avons vu, il est impératif que la lutte ne soit pas le seul fait des étudiant·e·s. En ce sens, faire usage d’un concept plus rigoureux (celui d’exploitation), c’est préciser à qui bénéficie la formation de la force de travail, c’est déterminer quel groupe au sein des étudiant·e·s va ultimement occuper des postes qui ont pour intérêt de préserver la fonction reproductive actuelle de l’école, c’est permettre une fois pour toute au mouvement étudiant de comprendre les études pour ce qu’elles sont, à savoir la reproduction des classes de la société capitaliste. Pour jouer efficacement sur le terrain de la lutte des classes, les étudiant·e·s doivent cesser de se comprendre comme une classe en soi. C’est uniquement une fois que les intérêts antagonistes des différentes fractions d’étudiant·e·s seront identifiés qu’il sera possible de mettre de l’avant les intérêts pouvant constituer la base d’une lutte commune à celle des autres exploité·e·s. Plus profonde sera la connaissance de notre situation, plus solide sera le point d’appui permettant d’en faire éclater le cadre.

 

Temps Libre, janvier 2019.

 

 

[1] Toupin, Le salaire au travail ménager, éd. du Remue-ménage. p. 67

[2] Cf. CUTE, no. 1, « Grève des stages, grèves des femmes », « Exploitation des femmes et racisme : une pilule difficile à avaler pour les stagiaires ». CUTE, no. 3, « Les soins c’est pour les autres ».

[3] Cf. CUTE no. 0, « Appel à la formation de Comités unitaires sur le travail étudiant »; CUTE no. 4, « Réflexion sur la grève des stages et la reconfiguration du mouvement étudiant », « Proposition pour le contrôle ouvrier de la production des savoirs », « Un salaire contre l’école » et « All the work we do as women ».

[4] CUTE, no.4, « Réflexion sur la grève des stages et la reconfiguration du mouvement étudiant ».  

[5] Pour consulter les productions des ingouvernables, cf. ingouvernables.info

[6] Cf. Ingouvernables, Féministes, c’est-à-dire contre le travail.

[7] Cf. « CUT(e) the bullshit » (Disponible sur dissident.es)

[8] Ingouvernables, Autonomes, donc contre le travail.

[9] Ingouvernables, Commençons ce qui suivra.

[10]Ingouvernables, ibid. « Ce texte n’est pas une critique, ni de la ‘société’ ni de la forme du parti, car le sentiment rendant nécessaire d’y répondre impliquerait de croire à ce spectacle » (Nous soulignons.)

[11] Ingouvernables, Féministes c’est-à-dire contre le travail.

[12] Ibid.

[13] Ingouvernables, Commençons ce qui suivra.

[14] Ibid.

[15] Ibid.

[16] Ingouvernables, Féministes, c’est-à-dire contre le travail.

[17] L’ouvrage de Butler, Trouble dans le genre, en remettant profondément en question la catégorie « femmes », témoigne exemplairement de la nécessité à laquelle était confrontée le mouvement féministe de reforger ses matériaux théoriques : la catégorie « »femmes » n’allait plus de soi; si le mouvement féministe voulait progresser, il devait soumettre à l’examen les armes mêmes avec lesquelles il luttait contre le patriarcat. C’est dans une situation similaire que se trouve le mouvement étudiant actuel.

[18] CUTE, no. 0, « Appel à la formation de Comités Unitaire sur le Travail Étudiant ». « Comme il sera affirmé tout au long de cette publication, [le rapport social en vertu duquel les étudiant.e.s contribuent à la vie sociale] en est un de production, dans le cadre duquel l’activité des étudiant.e.s est utilisée, voire exploitée par la société » (Nous soulignons.)

[19] Par là, nous désignons la manière spécifique dont les protagonistes d’une lutte en font la théorie, se la formalise. Dans ce contexte, les pratiques théoriques sont les différentes pratiques par lesquelles une lutte est amenée à la conscience de ses protagonistes.

[20] CUTE, no. 4, « Réflexion sur la grève des stages et la reconfiguration du mouvement étudiant ». « la revendication d’un salaire pour les stages au sein du mouvement étudiant permet à celui-ci de se penser et de se positionner en tant que pouvoir s’exerçant sur la scène de l’économie politique et de la lutte des classes, en association et en solidarité avec les exploité.e.s, plutôt qu’en tant que lobby politique d’une prétendue classe étudiante. » (Nous soulignons.)

[21] Delphy, L’ennemi principal. 1. Économie politique du patriarcat, éd. Syllepse, pp. 63-66.

[22] Ibid., p. 45.

[23] Dalla Costa, Les femmes et la subversion sociale dans Dalla Costa et James, Le pouvoir des femmes et la subversion sociale, Librairie Adversaire. « C’est le capital qui, en instituant précisément sa structure familiale, a « libéré » l’homme de ces fonctions de façon à ce qu’il soit complètement « libre » pour l’exploitation directe, de façon à ce qu’il soit libre de « gagner » assez pour qu’une femme le reproduise en tant que force de travail. Le capital a donc fait des hommes des travailleurs salariés dans la mesure où il a réussi à rejeter ces services sur les épaules des femmes dans la famille, tout en contrôlant par le même processus l’afflux de force de travail féminine sur le marché du travail. »

[24] Dupré et Rey cités dans L’anthropologie économique. Courants et problèmes, éd. Maspero, p. 109. « Il y a exploitation lorsque l’utilisation du surproduit par un groupe (…) qui n’a pas fourni le surtravail correspondant reproduit les conditions d’une nouvelle extorsion du surtravail aux producteurs. » Ou encore, lorsque « le produit se retourne contre les producteurs et accroît son asservissement. » (Nous soulignons.)

[25] Wages for Students.

[26] Ibid.

[27] Delphy, op cit., p. 63. Critiquant dans le même esprit certains flottements conceptuels des autrices du livre Le pouvoir des femmes et la subversion sociale, Delphy nous dit : « [Dalla Costa et James] en concluent que tout travail ménager, et aussi bien le travail ménager effectué pour elle-même par une personne seule que le travail d’épouse, devrait être rémunéré par l’État. À notre sens, il se produit ici un glissement, dû au même manque de rigueur qui a permis de définir le travail ménager comme une tâche. Peut-on appeler travail et donc gratuit, les services que l’on se rend à soi-même? À quelles conditions sociales de production doit répondre une activité pour être qualifiée de travail gratuit? Selon nous, seuls peuvent être appelés travail gratuit les services fournis à autrui. » (Nous soulignons.)

[28] Marx, Théories sur la plus-value, t. 1, Éd. Sociales, pp. 189-190.

[29] Wages for Students. « Students belong to the working class. More specifically, we belong to that part of the working class that is unwaged (unpaid). »

[30] Notons le fait que chez de nombreuses d’entre elles, le concept est voilé par le mot, en ce sens que le mot « travail » est utilisé tandis que ce dont il s’agit, c’est du concept de « travail exploité ». Mais cela s’explique par le fait qu’elles luttaient sur le terrain de la théorie marxiste de l’exploitation qui, elle aussi, commet la même erreur d’identifier les deux. Il s’agissait pour elles de démontrer que le travail ménager/domestique est du travail au même titre que le travail salarié; elles ne faisaient pas la théorie du « travail en général », où l’ajout de l’adjectif « exploité » serait alors devenu nécessaire.

[31] Caffentzis, « Throwing away the ladder : the universities in the crisis », Zerowork, no. 1. « In the University two forms of unwaged labor for capital is appropriated : 1) the development of new « forces of production » through scientific research and what Marx called « the power of knowledge objectified »; 2) the reproduction of labor power and so reproduction of the hierarchy of labor powers of different qualities (selection, division and stratification). Thus capital appropriates science and education as a costless part of the cycle of its own reproduction » (Il s’agit de notre propre traduction.)

[32] Marx, Introduction à la critique de l’économie politique, Éd. Sociales, p. 149.

[33] Wages for Students.

[34] Mais pour parler d’exploitation de travail reproductif, encore une fois, il faudrait encore identifier un groupe ou un pôle de la société qui puisse effectivement s’approprier le produit d’un tel travail – l’autodiscipline – sans contrepartie…

[35] En effet, on ne peut sérieusement soutenir que « travailler » de manière non rémunérée pour s’enrichir d’autant revient à être exploité.e – à moins qu’il soit possible de s’exploiter soi-même. Là-dessus, cf. la position de Delphy note 27.

[36] Caffentzis, « Throwing away the ladder : the universities in the crisis », Zerowork, no. 1. « The present political problem of the student movement is not that of a student-worker alliance and so of finding a « link » with the working class, simply because students are workers. »

[37] Wages for Students.

[38] Il est notable que l’unique exemple utilisé pour illustrer l’exploitation dont ferait l’expérience l’étudiant.e (non-stagiaire) est celui des cycles supérieurs, dans lesquels précisément il y a production de recherches scientifiques dont l’université elle-même peut faire un usage lucratif. Cf. CUTE, no. 0, « Le mépris comme salaire de notre peine »

[39] Encore faut-il préciser qu’être salarié.e n’est pas identique au fait d’être exploité.e, même s’ils se confondent souvent.

[40] Notamment dans CUTE, no. 2, « Grève des stagiaires, grève des femmes »

[41] CUTE, no.0, « La bourse ou la vie « . « vous pouvez consulter n’importe quel dictionnaire, la définition est claire : le travail, c’est ni plus ni moins que “l’activité de [l’être humain] appliquée à la production, à la création, à l’entretien de quelque chose.” » Si la première entrée du Larousse en ligne le dit, nul besoin d’aller creuser plus loin.