Cinquante ans après la dernière analyse systématique des classes sociales de la société québécoise, le troisième numéro de Temps Libre, paru cet automne, propose un portrait des classes sociales du Québec qui tente de rendre compte des transformations structurelles subies par le capitalisme lors des dernières décennies. L’extrait qui suit représente le quatrième et dernier texte de ce numéro et tente de mesurer l’effet du passage au cycle néolibéral sur la manière dont se jouent les conflits entre les classes.

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On peut interpréter le cycle néolibéral comme une réponse à la crise structurelle des années 1970. Dans la mesure où cette réponse a sérieusement transformé la structure de classes de la société québécoise, il était en quelque sorte inévitable que le portrait brossé s’éloigne des derniers grands travaux marxistes entrepris sur les classes sociales au Québec. Or, le cycle d’accumulation introduit par la restructuration néolibérale a aussi pour corollaire le passage à un nouveau cycle de luttes. Au cours de cette restructuration, non seulement la division en classes de la société en sort bouleversée, mais il en va de même de la conflictualité entre les classes. Parler de la lutte des classes comme étant structurée par des cycles de luttes, c’est prendre acte du fait qu’elle s’inscrit nécessairement dans une configuration historiquement déterminée du mode de production capitaliste, laquelle définit ses possibilités et ses limites. Les outils pratiques permettant de résister à l’exploitation, les identités politiques mobilisées pour mener les luttes et, inversement, les moyens utilisés pour encadrer et réprimer celles-ci sont largement tributaires de ces configurations changeantes.
En ce qui concerne les pratiques de luttes, un véritable fossé sépare les modalités actuelles des conflits de classe et la situation précédant la restructuration néolibérale. Au tournant des années 1970, ce sont non seulement les comités populaires, les groupes révolutionnaires et féministes, mais également les organisations syndicales qui apparaissent comme les acteurs d’une dynamique de lutte en rupture avec le cadre revendicatif dans lequel la plupart des conflits étaient menés. Les revues ouvertement anticapitalistes, marxistes, anti-impérialistes et féministes révolutionnaires telles que Parti pris (1963-1968), Révolution Québécoise (1964-1965), Socialisme (1964-1974), Québécoises Debouttes ! (1971-1975), Les Têtes de pioche (1976-1979), Mobilisation (1972-1975), En Lutte ! (1972-1982) et Les Cahiers du socialisme (1978-1985) pullulent et marquent profondément le paysage politique québécois. Les thèses et analyses qui y sont défendues sont largement discutées, tandis que les appels à fonder un parti ouvrier révolutionnaire vont sans cesse croissant. Certains groupes influencés par les luttes de libération nationale sont alors convaincus que la lutte révolutionnaire armée est une tâche immédiate. C’est le cas du Front de libération du Québec (1963-1972) qui, après plusieurs années de sabotage et de cambriolage, enlève l’attaché commercial du Royaume-Uni James Richard Cross et le ministre provincial du Travail Pierre Laporte, conduisant ainsi à la crise d’Octobre 1970. Deux ans plus tard, la mobilisation du Front commun de 1972 se transforme, à l’initiative de la base, en grève générale et s’étend à l’ensemble de la province. Aujourd’hui apparaissent bien loin les jours d’octobre 1970 où Michel Chartrand, président du Conseil central des syndicats nationaux de Montréal (CSN), pouvait discourir devant une foule de plusieurs milliers de personnes scandant leur appui au FLQ au moment même où le ministre du Travail était détenu en otage[1]. Comment cette conflictualité a-t-elle pu fléchir au point de faire paraître pour un révolutionnaire exalté quiconque formulerait aujourd’hui un lieu commun du syndicalisme de combat des années 1970 ?
Pour répondre à cette question, nous ne comptons pas présenter une histoire compréhensive des luttes passées, histoire à travers laquelle nous chercherions à identifier les bons coups, les erreurs et les trahisons des un·es et des autres. On pourrait par ailleurs s’étonner que notre focale ne soit pas toujours orientée vers les groupes et les courants ayant formulé les critiques les plus profondes ou ayant déployé les pratiques les plus radicales. Notre objectif n’est pas de trouver des modèles au sein des luttes passées ou encore de se découvrir une proximité idéologique avec des groupes dont on pourrait aujourd’hui calquer les activités. Il s’agit au contraire d’illustrer comment la base sur laquelle les luttes étaient menées a profondément changé, nous contraignant à repenser l’efficacité, la portée et l’actualité de certains moyens de lutte. C’est uniquement à partir de là qu’il sera possible d’envisager de façon lucide les développements potentiels des futurs conflits de classe. Pour ce faire, il est utile de commencer par l’étude de l’évolution des effectifs syndicaux, lesquels constituent un bon indicateur de la variation des formes de la conflictualité entre les classes.
1. L’évolution des effectifs syndicaux
On ne peut s’intéresser à cette question sans soulever le fait que le taux de syndicalisation est demeuré, au Québec, significativement plus élevé que dans le reste du Canada et qu’aux États-Unis[2]. On trouve ici un élément supplémentaire qui atteste de la singularité de la formation sociale québécoise et de ses dynamiques particulières. De 1935 à 1992, les effectifs syndicaux augmentent avec une impressionnante constance, de sorte qu’ils passent de 65 100 à 970 900. Si, en termes absolus, ces effectifs connaissent une forte croissance, le taux de syndicalisation oscille légèrement entre 27 et 30 % de 1946 à 1964. Les effectifs syndicaux suivent alors grosso modo les tendances démographiques de la population québécoise. À partir de 1964, le taux de syndicalisation repart à la hausse, jusqu’à atteindre 42,8 % en 1992[3]. Malgré quelques fluctuations depuis, le taux de présence syndicale se situait toujours à 38,9 % en 2023[4]. Si la persistance d’un taux de syndicalisation élevé est déjà un indice de la puissance des organisations syndicales, celui-ci ne nous indique pas pour autant qui est représenté par celles-ci. Or, la forte syndicalisation qui s’amorce à partir de la moitié des années 1960 – le taux de syndicalisation augmente de 7 points de pourcentage en 6 ans – est notamment déterminée par l’adoption du Code du travail du Québec en 1964 qui étend le droit de grève aux syndicats accrédités du secteur public[5]. Au début des années 1960, les réformes du gouvernement Lesage en santé et en éducation font exploser le nombre de salarié·es de l’État à qui on ne reconnaît pas encore le droit de grève et qui, par le fait même, doivent se soumettre à un arbitrage obligatoire. Le droit de grève dans le secteur public se place alors au cœur des revendications syndicales et des travailleur·ses recourent à la grève illégale pour mettre de l’avant leurs intérêts. C’est notamment le cas des infirmières de Sainte-Justine qui, au terme d’un débrayage illégal d’un mois à l’automne 1963, arrachent des augmentations salariales, un droit de regard sur la planification et la qualité des soins ainsi que la reconnaissance de leur ancienneté[6]. La pression pousse alors le gouvernement du Québec à étendre le droit de grève à ses employé·es, ce qui entraîne une forte syndicalisation et participe à une tendance significative dans la composition des effectifs syndicaux du Québec, à savoir une augmentation constante de la part des syndiqué·es issu·es du secteur public.
En 2023, le taux de présence syndicale s’élevait à 84,7 % dans le secteur public alors qu’il n’était que de 23 % dans le secteur privé. Pour la même année, il n’était que de 19,8 % pour les industries primaires, de 16,5 % pour le commerce et de 8,7 % pour l’hébergement et les services de restauration[7]. Notons également qu’au sein du secteur privé, ce sont les activités traditionnelles de la classe ouvrière qui connaissent les plus hauts taux de présence syndicale, à savoir 31,3 % pour la fabrication, 43,9 % pour le transport et l’entreposage et 56,9 % pour la construction[8]. À cela s’ajoute une professionnalisation des effectifs syndicaux qui s’observe par un plus haut taux de présence syndicale pour les employé·es ayant un diplôme d’études postsecondaires (41,9 %) que pour les employé·es qui n’ont pas de diplôme d’études secondaires (26,3 %) ou qui possèdent uniquement celui-ci (34,3 %)[9]. Ces données nous conduisent au constat du caractère de plus en plus interclassiste des organisations syndicales, en ce qu’elles représentent de plus en plus indistinctement les membres du prolétariat, de la classe moyenne subordonnée et de la classe moyenne subordonnante.
Si les syndicats ne peuvent plus être assimilés à des organisations de luttes proprement prolétariennes, alors la question se pose de savoir quel est le rapport qu’ils entretiennent aux différentes classes sociales. À ce titre, force est de constater que l’importance prise par la négociation centralisée des conventions collectives entre l’État et ses employé·es a déplacé le centre de gravité du discours et de l’action des grandes centrales syndicales. En effet, ces négociations ne portent pas sur la résistance à l’exploitation spécifiquement capitaliste, dont l’enjeu central demeure les modalités de l’appropriation de la plus-value. Il s’agit plutôt de déterminer dans quelle mesure l’État et, par le fait même, les « contribuables » du Québec devraient débourser pour s’offrir des services publics de qualité et pour assurer des conditions de travail décentes à ceux et celles qui les fournissent. Cette situation n’est pas tout à fait nouvelle : l’histoire des luttes sociales des cinquante dernières années au Québec est notamment marquée par la formation de grands fronts communs intersyndicaux mobilisant des centaines de milliers de travailleur·ses des secteurs public et parapublic. En ce sens, l’interclassisme et la combativité syndicale du secteur public ne sont pas spécifiques au nouveau cycle de lutte. Ce qui est véritablement nouveau, c’est l’incapacité des organisations syndicales à se présenter et à se faire reconnaître comme actrices d’une potentielle transformation sociale radicale conforme aux intérêts des classes subordonnées. Pour mieux illustrer ce basculement, nous contrasterons les Fronts communs de 1972 et de 1982-1983. Nous verrons que ce n’est pas tant par l’ampleur des effectifs mobilisés qu’ils se distinguent, mais plutôt par le degré de combativité et de confiance qu’avaient ses participant·es de le voir déboucher sur une transformation sociale profonde.
2. De la fonction publique à la grève sociale : le Front commun de 1972
La décennie 1970 est marquée par des grèves et des lock-out qui atteignent une intensité inégalée dans l’histoire du Québec[10]. Dans ce contexte, le Front commun intersyndical de 1972 représente en quelque sorte le paroxysme du cycle de luttes précédent, le point où la conflictualité institutionnalisée propre au « compromis fordiste » atteint ses limites. Ce premier Front commun constitué par la Confédération des syndicats nationaux (CSN), la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) et la Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ) réunit plus de 200 000 employé·es des secteurs public et parapublic. Les premières négociations avec le gouvernement du Québec commencent au printemps 1971 alors qu’est toujours en vigueur la Loi sur les mesures temporaires d’ordre public qui prolonge certaines dispositions de la Loi sur les mesures de guerre mises en place lors de la crise d’Octobre[11]. En ce sens, les souvenirs des dizaines de milliers de perquisitions arbitraires et des centaines d’emprisonnements sans mandat sont encore très vifs lorsque débutent les négociations. Dans ce contexte, le discours ambiant se radicalise. Chacune des trois grandes centrales publie un manifeste qui n’hésite pas à dépeindre le capital en ennemi. Dans Ne comptons que sur nos propres moyens (1971), la CSN critique l’impérialisme américain et met de l’avant la nécessité d’une planification socialiste. La FTQ publie L’État, rouage de notre exploitation (1971) qui affirme sans détour que
la cause véritable des problèmes aigus qui écrasent chaque jour davantage les travailleurs, c’est le système capitaliste monopoliste organisé en fonction du profit de ceux qui contrôlent l’économie, jamais en fonction de la satisfaction des besoins de la classe ouvrière qui regroupe l’immense majorité de la population[12].
Quant à elle, la CEQ dénonce l’utilisation de l’école comme outil de reproduction des classes sociales dans L’école au service de la classe dominante (1972). Malgré les différences idéologiques qui distinguent les trois manifestes, ils expriment tous la volonté d’inscrire le mouvement syndical dans un projet de transformation sociale radical qui passe par la montée en puissance des organisations des travailleurs et des travailleuses[13].
Les trois grandes centrales syndicales se rendent alors à la table de négociation avec les revendications suivantes : une hausse du salaire minimum hebdomadaire à 100 $, un salaire égal pour un travail égal indépendamment du sexe et de la région, des augmentations salariales d’au moins 8 %, une sécurité d’emploi complète et une égalisation, par la hausse, des avantages sociaux[14]. La stratégie du Front commun consiste notamment à faire valoir que ses objectifs sont légitimes pour l’ensemble de la force de travail, qu’elle soit employée par un État au service du capital ou par la classe capitaliste elle-même. Les gains obtenus par les employé·es du secteur public pourraient donc servir de levier pour les revendications des travailleur·ses du secteur privé. C’est toutefois avec l’hésitation et la retenue qui caractériseront la direction du Front commun durant tout le conflit que le lien entre l’État québécois et la classe capitaliste est critiqué[15]. Cela n’empêche pas le Conseil du Patronat du Québec, dans un rapport publié après les négociations, d’établir lui-même le lien entre ses intérêts et celui du Gouvernement provincial :
La rémunération offerte par le Gouvernement, en plus des effets d’entraînement qu’elle aura sur toute la structure des salaires et que l’on a eu tort de mésestimer à moyen et à long terme, rendra plus attrayant encore l’emploi dans le secteur public, créant ainsi à toutes fins pratiques une concurrence déloyale à l’endroit du secteur privé. Un deuxième effet sera l’obligation pour le secteur privé d’accroître ses salaires[16].
Les négociations entre les centrales syndicales traduisent déjà la dynamique interclassiste du Front commun. La revendication phare du salaire minimum de 100 $ par semaine met de l’avant les intérêts de ses membres les plus mal payés et vise ainsi à créer une base suffisamment large pour coaliser les couches les plus pauvres des classes subordonnées. Dans le même sens, la proposition initiale de la CSN inclut une modification des échelles salariales visant à réduire les écarts entre les hauts et les bas salaires. Notons que cette proposition aurait précisément eu pour effet de réduire les avantages socio-économiques d’une classe moyenne subordonnante alors en plein développement au Québec. Or, dans les négociations entre les centrales, cette proposition est refusée par la CEQ, dont une bonne partie des membres – notamment les enseignant·es du secondaire – tirent avantage des écarts salariaux importants. La valorisation des diplômes est priorisée par la CEQ, et ce, contre une politique salariale s’attaquant de façon somme toute timide aux écarts de rémunération[17].
Disons maintenant quelques mots sur le déroulement de la lutte elle-même. Après une première journée de grève le 28 mars, la grève générale illimitée est déclenchée le 11 avril 1972. Face à celle-ci, le gouvernement Bourassa recourt alors à une série d’injonctions contraignant les employé·es d’Hydro-Québec et des hôpitaux à maintenir le travail. Ces injonctions ne sont pas respectées, ce qui conduit à l’arrestation de plus de 70 personnes parmi la direction syndicale. Les sanctions se veulent alors exemplaires et plusieurs peines d’emprisonnement sont prononcées. La stratégie gouvernementale est de contraindre les employé·es du secteur public à rentrer au travail en ayant recours aux tribunaux et à des dispositions législatives coercitives. Cette tentative culmine avec le dépôt du projet de loi 19 qui suspend le droit de grève pour les employé·es du secteur public. La loi prévoit également que le gouvernement fixera par décret les conditions de travail si les parties ne parviennent pas à s’entendre avant le 1er juin. Face à cette menace, la direction du Front commun consulte ses membres en urgence. La participation à la consultation est assez faible, mais plus de 60 % des participant·es votent en faveur de la désobéissance civile[18]. Contre ce vote et après hésitation, les dirigeants du Front commun appellent au retour au travail. Cette décision est vécue comme une trahison et la rancœur est exprimée dès le lendemain au sein du Conseil central de Montréal de la CSN[19]. Nonobstant quelques initiatives éparses, le retour au travail est généralisé.
Bien qu’ils aient appelé à respecter la suspension du droit de grève prononcée par la loi 19, les chefs syndicaux Marcel Pépin (CSN), Louis Laberge (FTQ) et Yvon Charbonneau (CEQ) sont arrêtés pour le non-respect des injonctions dans les hôpitaux et condamnés, le 8 mai, à la peine maximale d’un an d’emprisonnement. Ces condamnations marquent un tournant dans le Front commun qui déborde alors le cadre de la négociation syndicale pour devenir une véritable grève sociale. À partir de ce point, le prolétariat entre lui aussi dans la danse. Les ouvriers des ports et du Conseil des Métiers de la Construction de la FTQ initient un mouvement de grèves spontanées et illégales qui se propagent dans l’ensemble de la province. La grève dépasse maintenant largement les frontières du secteur public et la province est paralysée par plus de 300 000 grévistes qui exigent la libération des dirigeants syndicaux et l’abrogation de la loi 19. Dans des villes comme Montréal, Joliette, Thetford Mines et Saint-Jérôme, des usines sont occupées et dans plusieurs régions de la province, les radios passent momentanément sous le contrôle des grévistes. À Sept-Îles, de violents affrontements éclatent avec les forces policières, les commerces non essentiels sont fermés, la radio locale est occupée et la ville est proclamée sous le contrôle des travailleur·ses[20]. Néanmoins, l’occupation est de courte durée et sa fin est précipitée par une attaque à la voiture-bélier commise par un organisateur local du Parti libéral. Celle-ci fait des dizaines de blessé·es et tue le jeune travailleur Herman Saint-Gelais.
Face au développement incontrôlé de ce mouvement de grève, Robert Bourassa congédie le ministre de la Fonction publique Jean-Paul L’Allier et le remplace par Jean Cournoyer, quant à lui mandaté de reprendre les négociations avec le Front commun. Le 17 mai, les trois dirigeants syndicaux acceptent son offre et appellent – encore une fois – à reprendre le travail. Ils sont libérés provisoirement une semaine plus tard dans la foulée de l’appel de leur jugement, ce qui relance les négociations[21]. Le rapport de force instauré par la grève se manifeste à la table de négociation où le gouvernement accorde l’augmentation, étalée sur quatre ans, du salaire minimum à 100 $. Le Front commun parvient également à obtenir des augmentations salariales de 5 à 6 % ainsi que l’indexation partielle des salaires et des retraites sur l’inflation[22].
Au-delà des gains économiques, la grève générale de mai 1972 représente le point culminant d’une confrontation qui déborde du cadre syndical pour poser pratiquement, quoique très brièvement, la question du pouvoir ouvrier. Le fait que les dirigeants syndicaux aient dû appeler eux-mêmes deux fois à la reprise du travail montre bien que les limites d’une confrontation institutionnalisée ont effectivement été dépassées. Nous pouvons aussi parler de point culminant puisque la répression du Front commun et les divisions qu’il a fait naître ont empêché que cette dynamique conduise à une intensification de la lutte. Le lendemain de grève est particulièrement douloureux à la CSN, dont les syndicats d’hôpitaux cumulent des amendes d’environ 500 000 $[23]. Plus encore, la CSN subit une scission menée par Paul-Émile Dalpé, Jacques Dion et Amédée Daigle, trois membres du comité exécutif jugeant la ligne politique de Marcel Pépin trop radicale. Ils fondent alors la Centrale des syndicats démocratiques (CSD) qui rassemble à ses débuts environ 30 000 membres, dont ceux des fédérations du textile et du vêtement qui passent en bloc de la CSN à la CSD[24]. La CSN perd alors une part importante de ses effectifs prolétariens issus du mouvement ouvrier traditionnel et se transforme graduellement en une centrale dominée par les salarié·es des secteurs public et parapublic. Dix ans plus tard, le mouvement syndical tentera de résister à une nouvelle confrontation entourant la négociation des conventions collectives. Mais ce n’est plus un gouvernement ouvertement et franchement bourgeois qui, cette fois, conduira les négociations du côté patronal : c’est face au gouvernement du Parti québécois de René Lévesque – parti ayant jusque-là entretenu le mythe d’un « préjugé favorable aux travailleurs » – que se trouveront les directions syndicales.
3. De la loi matraque au repli défensif : le Front commun de 1982-1983
Le Front commun de 1982-1983 survient dans un contexte radicalement différent. La crise économique et le chômage de masse créent des conditions de négociation largement défavorables aux employé·es de l’État. Au gouvernement, le Parti québécois en est à son deuxième mandat, lequel suit l’échec référendaire de 1980. Si ce mandat dissipera les doutes qui pouvaient subsister sur la nature de classe du PQ, celle-ci demeure l’objet de vifs débats durant la décennie 1970. L’exemple le plus frappant est probablement les trajectoires opposées suivies par Charles Gagnon et Pierre Vallières, deux anciens membres du FLQ. Alors que le premier rompt avec le nationalisme pour fonder En Lutte ! en 1972, le second publie L’Urgence de choisir où il récuse la violence révolutionnaire et la lutte immédiate pour le socialisme, tout en appelant à rejoindre les rangs du PQ. Les débats concernant le rapport à entretenir avec le PQ touchent également les centrales syndicales. Alors que la CSN apportera un appui « critique » au camp du « oui » pour le référendum de 1980, la FTQ, traditionnellement plus centriste, ira jusqu’à appeler à voter pour le PQ lors des élections de 1976 et de 1981[25]. Avant son deuxième mandat, le PQ pouvait encore se targuer d’avoir adopté certaines législations comme la loi 45 (adoption de la formule Rand) et la loi 17, qui répondent directement à certaines revendications syndicales, telles que l’interdiction d’embaucher des scabs ou encore l’adoption de mesures de protection de la santé et de la sécurité au travail[26].
C’est donc face à un gouvernement réputé favorable aux revendications syndicales que s’amorcent, en 1982, les négociations avec un Front commun réunissant plus de 300 000 membres. Tel que mentionné, l’un des éléments centraux de la stratégie du Front commun de 1972 était d’arracher des gains pour les employé·es de l’État afin que ceux-ci puissent ensuite servir de levier pour les luttes du secteur privé[27]. Cette stratégie ne parvient pas à atteindre ses objectifs. Pire, la partie patronale réussit le tour de force de se servir de l’écart salarial qui se creuse entre le secteur public et le secteur privé comme d’un prétexte pour justifier l’assainissement des finances publiques par des baisses salariales des employé·es de l’État. Cet argument devient central dans les décrets de 1982-1983 qui surviennent au moment où la récession économique du début des années 1980 fait bondir le taux de chômage, entraîne des pertes d’emplois massives dans le secteur manufacturier et aggrave l’endettement de l’État. Ce contexte rend difficile l’adoption d’une stratégie offensive pour un mouvement syndical déjà éreinté par les affrontements des années 1970.
Le gouvernement de René Lévesque décide alors de récupérer une part des augmentations salariales octroyées par la convention de 1979 en imposant aux employé·es de l’État une baisse salariale allant jusqu’à 20 % pour les trois premiers mois de 1983. Ces baisses salariales, confirmées par l’adoption sous bâillon de la loi 70, freinent la négociation et le Front commun tient une journée de grève illégale le 10 novembre 1982 afin d’obtenir son abrogation. Le gouvernement Lévesque décide alors d’enjamber la négociation en fixant par décret les conditions de travail de tous les employé·es de l’État et en révoquant au passage le droit de grève pour les trois années de la nouvelle convention collective[28]. Face à cette escalade, le Front commun voit la grève générale illimitée comme sa dernière arme et adopte une stratégie de grève « en cascade » qui intégrera progressivement différentes franges des secteurs public et parapublic à partir du 26 janvier 1983[29]. Devant une mobilisation timide, le gouvernement décide d’aller encore plus loin : le 17 février, le projet de loi 111 est adopté à l’Assemblée nationale. Cette « loi matraque » prévoit des mesures répressives sans précédent, dont l’augmentation des amendes quotidiennes, la perte de trois années d’ancienneté pour chaque jour de grève et la possibilité d’effectuer des congédiements sommaires. Le lundi 21 février, le retour au travail est généralisé et les négociations subséquentes n’apportent que des modifications mineures aux décrets gouvernementaux[30].
La répression du Front commun de 1982-1983 et plus particulièrement les dispositifs de la loi 111 représentent un tournant dans la conflictualité entre les classes sociales au Québec. En plus de pénaliser les élu·es des syndicats et les associations syndicales elles-mêmes, cette loi s’attaque aux syndiqué·es pris·es individuellement afin de les amener à se désolidariser de leurs organisations. Cette stratégie est énoncée explicitement par le ministre du Revenu Alain Marcoux qui défend « des sanctions touchant les individus plutôt que les syndicats, qui n’attendent que le contraire pour pouvoir se porter à la défense du syndicalisme » tout en affirmant que « la seule façon d’obtenir le retour au travail sera de mettre chaque individu devant une décision personnelle[31] ». L’arrestation « exemplaire » des dirigeants syndicaux en 1972 avait provoqué une intensification du conflit qu’on tente désormais d’empêcher par une logique de répression individuelle. Le gouvernement ouvre ici la voie pour une classe capitaliste qui tend à sortir d’une logique de confrontation institutionnalisée avec les organisations syndicales pour privilégier une négociation des conditions de travail de plus en plus individualisée.
Si le Front commun de 1972 représente le paroxysme du cycle de lutte précédent, on peut considérer que celui de 1982-1983 le clôture définitivement. Ce qui s’évanouit à ce moment, ce n’est pas tant la capacité des syndicats à organiser des salarié·es et à les mobiliser. Comme l’illustre l’exemple du Front commun de 2023, les mobilisations syndicales parviennent encore à arracher des gains au niveau des conditions de travail. Ce qui s’est radicalement transformé depuis, c’est avant tout la capacité des organisations syndicales à se présenter et à se faire reconnaître comme porteuses d’un projet de rupture. La création du Fonds de solidarité FTQ en 1983 en est peut-être la meilleure illustration. Au plus loin de s’inscrire dans une perspective subversive, la FTQ décide alors, avec l’appui du gouvernement provincial de René Lévesque et, ensuite, du gouvernement fédéral de Brian Mulroney, de créer un fonds d’investissement qui permettra de financer des entreprises afin de préserver ou de créer des emplois[32]. La dynamique qui s’ouvre à partir des années 1980 est ainsi axée sur un « partenariat », une « concertation » non contraignante où les organisations syndicales tentent de préserver les emplois des secteurs menacés par la restructuration et de minimiser la dégradation des conditions de travail[33]. Ce repli défensif est formulé explicitement par le comité exécutif de la CSN qui affirme, lors de son congrès de 1990, que « la résistance aux attaques et le maintien de nos acquis doivent être considérés comme des victoires[34] ».
Ce changement de paradigme s’exprime aussi statistiquement lorsqu’on s’intéresse à la moyenne annuelle des jours-personnes non travaillés. Alors qu’elle s’élève à 2 719 000 pour la décennie 1970, elle baisse à 1 878 000 pour la décennie 1980 et à 561 000 pour la décennie 1990. Durant la décennie suivante, elle remonte légèrement à 610 000[35]. Durant cette période, les conflits de travail tendent également à toucher de moins en moins de travailleur·ses par conflit et ils durent en moyenne plus longtemps, ce qui exprime une tendance à l’isolement et une difficulté à arracher des gains rapides[36].
Ce n’est pas qu’au niveau syndical qu’on peut mesurer le changement du rapport de force. Comme nous l’avons mentionné, les années 1960-1970 voient apparaître une véritable base favorisant l’activité subversive avec les comités d’action politique, les journaux et les groupes révolutionnaires, les librairies socialistes et les organisations féministes radicales. À partir de la seconde moitié des années 1970, ce sont principalement les groupes marxistes-léninistes qui parviennent à concentrer et à faire croître ce qu’on peut appeler les « forces révolutionnaires ». Le groupe marxiste-léniniste En Lutte ! s’exporte alors dans le reste du Canada, ses membres triplent et son journal hebdomadaire atteint un tirage moyen de 7 000 exemplaires[37]. En 1979, le groupe se constitue en organisation « préparti », considère que le moment est venu de rallier la classe ouvrière et d’unifier les marxistes-léninistes du monde entier. Seulement trois ans plus tard, l’organisation se dissout[38]. Le Parti communiste ouvrier (PCO, ex-Ligue communiste) connaît le même sort au début de l’année 1983. En seulement quelques années, des organisations qui diagnostiquaient l’imminence de la révolution et qui aspiraient à diriger celle-ci en sont venues à la conclusion qu’il était temps de mettre la clé sous la porte.
4. Quant à la suite…
Mesurer l’ampleur des changements structurels qui ont eu cours lors des dernières décennies nous pousse maintenant à tirer un certain nombre de conclusions sur les formes que risquent de prendre d’éventuels conflits de classe au Québec. Au nombre de ces conclusions, on peut confirmer que le prolétariat a en grande partie perdu le principal levier dont il disposait afin d’améliorer ses conditions d’existence et, plus particulièrement, afin d’améliorer ses conditions de travail. Bien qu’elles soient interclassistes depuis très longtemps, les centrales syndicales se distinguent désormais par la prépondérance des professionnel·les du secteur public, c’est-à-dire par celle des membres de la classe moyenne subordonnante. Dans ce contexte, la défense des avantages associés à certains emplois de la CMS tend à occuper une place de plus en plus centrale dans le discours et l’activité des centrales syndicales. On tente alors de faire reconnaître la valeur particulière de certaines professions, leur importance décisive pour les services publics québécois ou encore le décalage entre la rémunération de certaines professions traditionnellement féminines du secteur public et des professions analogues traditionnellement masculines du secteur privé. S’ils font voir, à juste titre, les effets des rapports sociaux de sexe sur la distribution des avantages sociaux, ces lignes d’argumentation reconduisent néanmoins l’idée qu’il est normal, bon et acceptable qu’il existe des écarts salariaux importants, des rapports hiérarchiques dans l’organisation du travail ou encore des privilèges réservés à certaines fonctions. On pourra encore lancer des appels sincères à la solidarité et à l’organisation de mobilisations interclassistes, mais il apparaît toujours naturel, au final, que certain·es s’en tirent mieux que d’autres.
Le Front commun de 2023 est un exemple illustratif de cette tendance, dans la mesure où ce sont d’abord les enseignant·es des niveaux préscolaire, primaire et secondaire qui ont réussi à capter l’attention médiatique et à se présenter comme un rempart contre « la détérioration du système public d’éducation québécois[39] ». La combativité dont ont fait preuve les membres de la Fédération autonome de l’enseignement (FAE), en grève générale illimitée pendant plus d’un mois au courant de l’automne 2023 (et ce, sans fonds de grève), explique en grande partie l’importance qu’a prise la situation particulière de ces enseignant·es dans la négociation des conventions collectives. Ce qui est néanmoins digne de mention, c’est l’aisance avec laquelle leur propre discours, dans lequel la qualité du système d’éducation est directement identifié à l’obtention de bonnes conditions de travail pour eux et elles-mêmes, est parvenu à s’imposer. Ce lien n’est évidemment pas dépourvu de fondement. Toutefois, ce qui peut surprendre, c’est à quel point les enjeux liés à la préservation et aux fins du système d’éducation public ont été aussi rapidement écartés et réduits à une question de salaire : les revendications relatives à la composition des classes et à la lourdeur de la tâche ont été négligées et une bonification de l’échelle salariale s’ajoutant aux augmentations octroyées à l’ensemble des membres du Front commun a finalement été suffisante pour amener les enseignant·es à cesser ce qu’on a présenté comme une lutte pour la « survie du système public »[40]. Certes, à travers l’appui que les grévistes ont reçu de la population, il est clair que cette dernière sent que la qualité du système d’éducation public est plus ou moins étroitement liée aux conditions de travail des enseignant·es. Néanmoins, si ces conflits continuent de se régler presque exclusivement par des augmentations salariales, on peut présumer qu’un tel appui s’amenuisera et que les membres de la CMS des secteurs publics et parapublics auront de plus en plus de difficulté à se présenter comme les champions du « bien commun ».
En réalité, le fait que les effectifs syndicaux appartiennent à des classes diverses réduit la base commune sur laquelle de puissantes luttes syndicales peuvent être menées. Plutôt que de former un bloc relativement homogène capable de faire front contre un ennemi commun, les centrales syndicales sont, une fois les conflits parvenus à un certain degré de développement, placées devant la nécessité de favoriser l’un ou l’autre des groupes relativement antagonistes qu’elles représentent. Cela ne se manifeste pas nécessairement lorsque les revendications restent sur des positions défensives ou lorsqu’elles réclament des gains modestes. Toutefois, dès que les revendications de syndiqué·es issu·es des classes subordonnées en viendront à remettre en question la grandeur des écarts de salaire, la hiérarchie du travail ou encore les privilèges associés au travail intellectuel, elles ne manqueront pas d’entrer en conflit avec les intérêts d’une part importante des effectifs syndicaux. Si pour compenser la désaffection des membres des classes subordonnées, les centrales syndicales n’ont pas le choix de représenter les membres de la CMS – dont les privilèges sont le corollaire de la subordination des classes subordonnées –, elles doivent aussi se résoudre à mener une existence double et conflictuelle. À l’occasion des fronts communs, c’est précisément sur cela que peut jouer l’État afin de les faire plier.
Il faut par ailleurs voir que le poids grandissant que prennent les emplois précaires et atomisés au sein du prolétariat ne peut manquer d’affecter les formes que prennent ses luttes. Cette atomisation et cette précarité se traduisent notamment par un taux de syndicalisation plus faible, comme c’est le cas du secteur des services marchands. Les emplois qui appartiennent à ce secteur sont en effet considérés comme difficiles, voire impossibles à syndiquer[41]. Le taux de roulement élevé qui y prévaut renforce leur précarité qui, elle, affaiblit en retour la possibilité qu’ils ont d’être syndiqués, ce qui augmente encore leur taux de roulement et ainsi de suite. Mais il existe d’autres facteurs qui viennent affaiblir la capacité des prolétaires à se défendre à travers leur syndicat. Le cas des travailleur·ses temporaires étranger·ères est à cet égard particulièrement significatif. Dans certaines entreprises, ces travailleur·ses représentaient, jusqu’à la récente révision des seuils d’immigration, le cinquième des salarié·es[42]. Abstraction faite de la difficulté qui existe à s’organiser avec des collègues allophones, rappelons que les conditions dans lesquelles s’effectue le travail étranger temporaire sont tellement précaires qu’il est virtuellement impossible que ces travailleur·ses entrent dans un rapport confrontationnel avec leur employeur·e[43]. En effet, les contraintes sociales et matérielles qui accompagnent ce statut sont si fortes qu’elles affectent nécessairement de manière négative la capacité du reste des prolétaires de ces entreprises à lutter sur leur milieu de travail. Ce phénomène est notamment renforcé par le recours aux agences de placement de main-d’œuvre, pratique particulièrement répandue dans le secteur du transport et de l’entreposage. Non seulement cette main-d’œuvre est le plus souvent issue de l’immigration récente, voire de l’immigration informelle, mais sa gestion externalisée a pour effet de segmenter encore davantage les travailleur·ses au sein des milieux de travail : plutôt que de faire face, en masse, aux mêmes employeur·es, ces prolétaires d’origines diverses sont lié·es, par l’entremise de leur contrat de travail, à des employeur·es différent·es pour des taux de salaire différents[44]. La collectivisation des conflits de travail, « le passage au collectif » comme dirait Kergoat[45], est alors pratiquement bloqué.
À l’autre extrémité, la partie patronale fait manifestement preuve d’une virulence de plus en plus grande pour freiner les luttes. D’un côté, la Loi sur les services essentiels empêche, au Québec, toute forme de débrayage significatif des travailleur·ses du secteur public, même si pour l’heure, aucune mesure aussi systématique et « efficace » n’existe dans le secteur privé (bien que les associations patronales en fassent périodiquement la demande[46]). À toutes fins pratiques, les salarié·es concerné·es par cette loi n’ont pas le droit de grève. Du côté du secteur privé toutefois, les gouvernements sont de plus en plus enclins à voter des lois spéciales qui forcent le retour au travail en imposant une convention collective aux deux parties en litige. Dans le secteur de la construction, ces lois spéciales sont devenues rituelles et tendent à faire de même dans celui du transport et de la logistique. Ce qui se joue là est particulièrement significatif, en ce sens que l’outil de la grève apparaît avoir perdu son sens. À quoi bon perdre plusieurs jours de salaire à débrayer si l’on sait qu’à terme, une loi spéciale forcera le retour au travail et fixera ses conditions ? Lorsque le cadre légal au sein duquel les luttes peuvent être menées est aussi restreint, on peut douter de l’efficacité des organisations qui renoncent à outrepasser ce cadre.
Si les changements qui affectent les modalités de la lutte des classes depuis cinq décennies ne doivent pas être assimilés à son évanouissement pur et simple, il faut reconnaître qu’ils s’inscrivent dans une modification du rapport de force qui a lieu au profit du capital. D’une part, la difficulté à s’organiser à l’intérieur d’un cadre institutionnalisé réduit la probabilité pour le prolétariat et la classe moyenne subordonnée de voir leurs luttes déboucher sur des gains substantiels. Aussi critiquables soient les syndicats, la syndicalisation d’un milieu de travail permet le recours à certaines formes de lutte revendicative dont l’efficacité n’est plus à prouver. Or, ce sont ces formes qui sont de moins en moins accessibles aux membres des classes subordonnées. D’autre part, nous avons vu que même lorsque leurs luttes sont effectivement menées dans un cadre légal, elles sont renvoyées dans l’illégalité dès l’instant où elles semblent menacer la bonne marche de l’accumulation. Autrement dit, la modification des modalités de la lutte des classes coïncide, de façon plus ou moins étroite, avec l’incapacité grandissante des classes subordonnées à faire valoir leurs intérêts.
Pour toutes ces raisons, on peut d’autant moins s’attendre à ce que les centrales syndicales fonctionnent comme le catalyseur d’un projet de transformation sociale radicale qui prendrait en charge les intérêts spécifiques des classes subordonnées et, à plus forte raison, du prolétariat. Une telle affirmation peut avoir l’air d’une banalité. Néanmoins, il faut insister sur le fait que cette situation n’est pas imputable à un simple problème de discours, à un esprit de défaite endémique depuis les années 1980 ou encore à une perpétuelle trahison de la part d’une direction syndicale qui refoulerait sans cesse les désirs révolutionnaires de la base. Au contraire, les configurations sociales et matérielles nécessaires à la constitution d’organisations prolétariennes fortes (concentration de la force de travail prolétarienne dans de grandes unités de production et dans des quartiers socialement homogènes, prédominance de l’emploi à temps plein, existence d’une culture « ouvrière » nationale, etc.) ont été balayées avec la restructuration néolibérale. Le capital n’accepte tout simplement plus de voir en face de lui un prolétariat organisé, discipliné et prévisible. On ne se le soumet plus en l’encadrant et en adoucissant ses conditions d’existence, mais en lui cassant les reins : on ne permet plus que ses luttes débouchent sur sa confirmation en tant que classe et encore moins en tant que classe aspirant à gérer la société sur sa propre base. Le statut de classe, c’est précisément ce qu’on lui refuse. On peut certainement le déplorer, mais encore faut-il le reconnaître.
Cette situation de blocage nous force à porter une attention plus soutenue aux formes modifiées que prennent les luttes des classes subordonnées afin de résister à l’exploitation. En dépit de la résurgence relative des conflits de travail durant la dernière décennie[47], on peut s’attendre à ce que leurs luttes s’expriment de moins en moins directement sur les lieux de travail. Comme on l’a vu, non seulement les syndicats représentent très imparfaitement les classes subordonnées, mais la rigidité des contraintes à l’exercice du droit de grève et le recours aux lois spéciales ne peuvent que décourager de telles pratiques de lutte. Or, lorsqu’elles rompent avec la légalité, les confrontations directes sur les lieux de travail sont sujettes à une répression telle qu’en l’absence de mouvement social important, elles ne peuvent manquer de se limiter à des formes de résistance individuelles (vol, sabotage, absentéisme, etc.) qui sont, par le fait même, beaucoup moins efficaces.
Si les formes traditionnelles de résistance à l’exploitation semblent avoir peu d’avenir du point de vue de leur capacité à mobiliser de larges fractions du prolétariat et de la classe moyenne subordonnée, il semble tout à fait envisageable que la question des conditions de travail et de sa rémunération laisse de plus en plus la place à celle des conditions de vie[48]. Le problème du coût et de la qualité des logements, du prix des produits alimentaires, des frais associés au transport ou encore du profilage et des violences policières représentent tous des terrains où les conflits de classes peuvent s’exprimer intensément, quoiqu’indirectement. L’intensité de ces luttes peut croître rapidement puisqu’elles tendent, en recourant au pillage des magasins, au sabotage de moyens de transport et de communication ou à la prise d’assaut des lieux de pouvoir, à s’attaquer à ce que l’État d’une société capitaliste doit à tout prix protéger, à savoir : la propriété privée[49]. Et contrairement aux luttes qui naissent autour de conflits de travail, celles qui tournent autour des conditions de vie sont beaucoup moins faciles à organiser et à inscrire dans une stratégie à long terme. Elles éclatent, tout simplement.
Si la faiblesse ou la quasi-absence de structures organisationnelles déjà établies mine la capacité des protagonistes de ces luttes à se coordonner et à persévérer malgré la répression et les revers momentanés, elles sont aussi, par le fait même, beaucoup moins faciles à encadrer. Autrement dit, puisqu’il est plus difficile pour des « chefs » – pour ceux et celles qui sont à la tête d’organisations ou qui cherchent à en prendre la direction – de les canaliser dans un sens ou dans l’autre, elles apparaissent en retour plus difficile à saboter par le haut. En fait, il n’existe plus d’organisations disposant de l’autorité nécessaire pour freiner un mouvement de lutte sérieux. Ce serait idéaliser le cycle de luttes précédent que de fermer les yeux sur les dégâts que causait la mise sous tutelle du prolétariat par des « révolutionnaires professionnels » ou proclamés tels. Le principe de la représentation, celui de délégation de l’autonomie, l’idée selon laquelle un mouvement ne peut être efficace si les décisions importantes ne sont pas prises par un petit nombre de leaders, le respect de la discipline du parti, l’étapisme ou encore l’idée qu’il faille fonder un État ouvrier fort, sont tous des éléments définitoires du cycle de lutte précédent qui affectaient négativement la capacité des prolétaires à s’auto-transformer et à prendre les mesures qu’imposaient certaines situations critiques. Entendons-nous, nous ne soutenons pas que les prolétaires d’aujourd’hui sont à un poil de parvenir à une conscience communiste ou de lutter en ce sens de façon conséquente. Ce dont il s’agit, c’est de faire voir que les obstacles que nous avons énumérés ne sont plus immanents aux luttes du prolétariat. Par opposition au cycle de lutte précédent, la condition ouvrière n’est plus quelque chose qu’on cherche à éterniser, il n’y a plus de comité central auquel obéir aveuglément, plus de pseudo « patrie socialiste » au nom de laquelle les intérêts des mouvements de luttes locaux peuvent être sacrifiés. Ce qui est impliqué par là, c’est que l’idéologie du programme prolétarien ne s’interpose plus entre la conscience des prolétaires et ce qu’ils et elles doivent accomplir pour faire progresser la lutte dans un sens communiste.
Par rapport au cycle de luttes précédent, on peut donc s’attendre à ce que les luttes soient moins dépendantes de la puissance d’organisations révolutionnaires formelles. Il est évident qu’il s’agit encore ici d’une question de degré : le succès des luttes précédentes n’était pas suspendu à l’habileté de quelques chefs et, inversement, les luttes actuelles continueront d’être affectées par l’action de minorités agissantes et nécessiteront des formes d’organisation efficaces pour conduire à des transformations durables. Mais le cours des luttes présentes et à venir tendra vraisemblablement à être davantage déterminé par des facteurs structurels et conjoncturels « objectifs ». L’exemple des émeutes des Gilets jaunes en 2018-2019, des evasiones masivas dans le métro de Santiago au Chili en 2019 ou encore de la situation insurrectionnelle au Kazakhstan en 2022 illustrent bien cette tendance. Ni leur éclatement ni leur fin n’ont été dépendants de la volonté d’organisations quelconque[50]. Certes, au Québec, il n’existe pas encore de précédent nous permettant d’affirmer que cette tendance à l’éclatement soudain et violent de conflits de classes soit déjà à l’œuvre, bien que les conditions pour que de telles éruptions se produisent semblent être de plus en plus réunies.
Ces luttes qui, dans les dernières années, sont sorties d’un cadre strictement revendicatif et qui ont mobilisé des moyens d’action plus musclés ont bel et bien traduit des antagonismes de classes, mais de façon détournée. Si cette traduction est indirecte, c’est parce que les intérêts opposés qui s’affrontent le font dans un cadre extérieur au rapport qui les fait naître (le travail exploité et/ou subordonné). Dans ces luttes, prolétaires et capitalistes ne s’affrontent pas en tant que tel·les, même si c’est bien, en dernière instance, de leur rapport dont il est fondamentalement question. C’est parce que l’exploitation empêche les prolétaires et membres de la classe moyenne subordonnée de vivre convenablement qu’il y a lutte sur le terrain des conditions de vie. C’est parce que la classe capitaliste veut continuer à tirer de la plus-value du prolétariat qu’elle a intérêt à ce qu’on trouve une solution qui lui soit favorable, qu’elle a intérêt à ce que les conflits s’expriment « pacifiquement » et que les « violents casseurs infiltrés » soient traduits en justice. Or, dans une grève concernant les conditions de travail ou les salaires, on peut aisément identifier les agents qui s’affrontent et on comprend facilement que ce qui est perdu d’un côté est gagné de l’autre. Cela demeure vrai même lorsqu’il se crée un mouvement de grève massif qui s’étend et débouche sur des situations émeutières, voire insurrectionnelles : l’exploitation, le rapport de classe à classe, continue de représenter l’enjeu central. Mais dans une lutte contre la vie chère, il faut faire un effort supplémentaire pour identifier les antagonismes qui la sous-tendent et qui conditionnent son développement. Dans de pareilles luttes, c’est l’État qui est désigné comme l’interlocuteur privilégié, puisque c’est à lui qu’on impute la responsabilité de la situation à laquelle on s’attaque, ce qui, encore une fois, a pour résultat de voiler ce qui rend structurellement incompatible les intérêts des un·es et des autres.
Dans ces situations, on verra typiquement émerger des identités politiques générales comme le « 99 % », les « classes populaires », les « gens ordinaires » ou encore le bon vieux « peuple ». Ce qui est certain, c’est qu’on n’assistera pas au grand retour de la « classe ouvrière » ou du « prolétariat » en tant qu’identité politique portée massivement par des prolétaires. Certes, on trouvera toujours ici ou là des prolétaires capables de se reconnaître dans ces catégories, mais il faut admettre que le mot « prolétariat » se retrouve bien davantage dans la bouche des membres (ou aspirants membres) de la CMS friands de théorie marxiste que dans celles des travailleur·ses productif·ves subordonné·es. Cet état de fait n’est pas entièrement à déplorer. Il ne faut pas oublier que la reproduction d’une identité ouvrière à laquelle s’identifiait fièrement une partie du prolétariat était aussi un obstacle, dans le cours des luttes, à la reconnaissance du caractère imposé et contraignant de l’appartenance de classe, de même qu’à la nécessité de s’y attaquer en s’en prenant à la racine de l’exploitation capitaliste plutôt qu’à la stricte propriété des moyens de production. L’identité ouvrière, c’était aussi l’illusion selon laquelle la condition ouvrière est en elle-même porteuse d’un devenir communiste.
Après tout ce chemin parcouru, on pourrait ici poser la question suivante : ces constats ne sont-ils pas justement l’indice du fait que l’analyse en termes de classes est devenue caduque, en ce qu’elle serait en porte-à-faux avec la manière dont sont menées les luttes ? Ne devrait-on pas prendre celles-ci comme elles se donnent, avec le discours et les identités politiques qu’elles produisent ? Nous pensons que tous ces éléments conduisent précisément à la conclusion inverse. Les formes de lutte envisageables rassembleront nécessairement des membres de différentes classes, et ce, sous des étiquettes communes qui ont pour effet de rendre invisibles les rapports de force qui se jouent nécessairement au sein même des luttes. La confusion est donc inévitable. Lorsqu’on nous dit que « tout le monde est dans le même bateau », que « l’unité est nécessaire pour atteindre nos objectifs », il faut être en mesure de déterminer qui se trouve dans le bateau, qui est à ses commandes et à qui bénéficie le maintien de la lutte dans ses limites actuelles. Autrement dit, pour saisir ses potentialités, sa dynamique et ses obstacles inévitables, il faut nécessairement être en mesure de déterminer la composition de classe d’une lutte donnée. C’est ce à quoi cherche à contribuer un travail comme le nôtre. S’il est vrai que tout le monde n’a pas également intérêt à rompre avec l’organisation actuelle de la société, ceux et celles qui y ont effectivement intérêt ne peuvent que gagner à y voir plus clair.
[1]. Michel Chartrand, Charles Gagnon, Robert Lemieux, Jacques Larue-Langlois et Pierre Vallières, Le procès des Cinq, préface de Louis Hamelin, Montréal, Lux Éditeur, coll. « Mémoires des Amériques », 2010, p. 9.
[2]. Direction des études et de l’information sur le travail, La présence syndicale au Québec et au Canada en 2022, Ministère du Travail, 2023, p. 6. En 2022, le taux était de 39,1 % au Québec, de 26,5 % en Ontario, de 29,4 % dans le reste du Canada et de 11,3 % aux États-Unis.
[3]. Rouillard, Le Syndicalisme québécois, p. 286-289.
[4]. Institut de la statistique du Québec, Taux de présence syndicale, résultats selon le sexe pour diverses caractéristiques de la main-d’œuvre et de l’emploi, 2006-2023 Québec, Ontario et Canada. Le taux de présence syndicale indique le pourcentage d’employé·es ayant une convention collective.
[5]. Martin Petitclerc et Martin Robert, Grève et paix : une histoire des lois spéciales au Québec, Montréal, Lux Éditeur, 2018, p. 17.
[6]. Ibid., p. 31.
[7]. Institut de la statistique du Québec, Taux de présence syndicale, résultats selon le sexe pour diverses caractéristiques de la main-d’œuvre et de l’emploi, 2006-2023 Québec, Ontario et Canada.
[8]. Ibid.
[9]. Ibid.
[10]. En plus des deux grands fronts communs intersyndicaux de 1972 et de 1975-1976, soulignons le lock-out de La Presse en 1971, marqué par la suspension du droit de manifester par la ville de Montréal et par la répression brutale de la manifestation du 29 octobre qui conduit à l’arrestation de centaines de personnes, à quelque 300 blessé·es et à la mort de la militante Michèle Gauthier. Notons également la grève de l’usine de caoutchouc Firestone à Joliette en 1973, appuyée par le Comité de solidarité avec les luttes ouvrières (CLSO, comité constitué notamment de groupes révolutionnaires comme En Lutte !) et celle de l’usine d’aéronautique United Aircraft de Longueuil en 1974-1975. Un autre événement qui mérite mention est l’occupation de l’usine Tricofil de Saint-Jérôme en 1972 et sa réouverture sous autogestion ouvrière de 1974 à 1982. À ce sujet, cf. Archives Révolutionnaires, C’est notre lutte ! Groupes ouvriers et populaires au Québec (1970-1975), Montréal, Archives Révolutionnaires, 2023.
[11]. Petitclerc et Robert, Grève et paix, p. 64. Rappelons que la loi fédérale sur les mesures de guerre qui suspend les libertés civiles a été appliquée uniquement trois fois entre son adoption en 1914 et son abrogation en 1988, à savoir : lors de la Première Guerre mondiale, de la Seconde Guerre mondiale et de la crise d’Octobre 1970.
[12]. Fédération des travailleurs du Québec, L’État rouage de notre exploitation, Montréal, M Éditeur, coll. « Mouvements », 2012 [1971], p. 26.
[13]. Ajoutons à cela la publication de la brochure Pour l’organisation politique des travailleurs québécois (1971) diffusée massivement par le comité d’action politique de Saint-Jacques qui appelle à l’organisation des travailleur·ses en « force politique révolutionnaire ». Ce comité d’action politique et tous ceux qui émergent au tournant des années 1970 s’inscrivent notamment dans la stratégie du « deuxième front » portée par des militant·es de la CSN qui souhaitent élargir le champ de la lutte afin de créer les conditions d’un pouvoir politique et économique populaire.
[14]. Diane Éthier, Jean-Marc Piotte et Jean Reynolds, Les travailleurs contre l’État bourgeois, Montréal, Les Éditions de l’Aurore, 1975, p. 60
[15]. Ibid., p. 69-71.
[16]. Conseil du Patronat du Québec, « Dossier sur la rémunération des travailleurs de l’État », cité dans Éthier, Piotte et Reynolds, Les travailleurs contre l’État bourgeois, p. 68.
[17]. Éthier, Piotte et Reynolds, Les travailleurs contre l’État bourgeois, p. 56.
[18]. Petitclerc et Robert, Grève et paix, p. 64-67.
[19]. Éthier, Piotte et Reynolds, Les travailleurs contre l’État bourgeois, p. 101.
[20]. Archives révolutionnaires, C’est notre lutte !, partie II.
[21]. Petitclerc et Robert, Grève et paix, p. 68-69.
[22]. Ibid., p. 70.
[23]. Ibid.
[24]. Éthier, Piotte et Reynolds, Les travailleurs contre l’État bourgeois, p. 109-111.
[25]. Rouillard, Le Syndicalisme québécois, p. 196.
[26]. Ibid., p. 195-196.
[27]. Ibid., p. 184.
[28]. Petitclerc et Robert, Grève et paix, p. 99-101.
[29]. Ibid., p. 107.
[30]. Ibid., p. 114-118.
[31]. Ibid., p. 114.
[32]. Jacques Boucher, « Les syndicats : de la lutte pour la reconnaissance à la concertation conflictuelle », dans Le Québec en jeu, Gérard Daigle (dir.), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1992, p. 121.
[33]. La grève des employé·es du câblodistributeur Vidéotron de 2002-2003 est une bonne illustration d’une lutte menée essentiellement pour minimiser les dégâts. Cette grève survient au moment où Vidéotron demande à ses 2 200 employé·es d’augmenter leur semaine de travail de 35 à 37,5 heures sans augmentation salariale, de geler les échelles salariales pour trois ans, de réduire le nombre de congés, et ce, tout en planifiant de se départir de 660 technicien·nes. Les travailleurs et les travailleuses rejettent ces demandes à plus de 99 % et déclenchent une grève qui est suivie, 15 minutes plus tard, d’un lock-out de l’employeur. Le conflit de travail est ensuite marqué par l’embauche de scabs, par le sabotage de câbles de diffusion et par des poursuites judiciaires. Le conflit se conclut finalement par un accord négocié sous la médiation de l’ancien premier ministre Lucien Bouchard, accord qui officialise la plupart des reculs concernant les conditions de travail à l’exception du transfert des technicien·nes. Cf. Rouillard, Le Syndicalisme québécois, p. 275-277.
[34]. Ibid., p. 215.
[35]. Institut de la statistique du Québec, Annuaire québécois des statistiques du travail. Portrait historique des conditions et de la dynamique du travail, vol. 1, no 2, 2005, p. 217-218 et vol. 6, no 2, p. 221. Un jour-personne non travaillé correspond à une journée de travail d’une personne qui n’est pas effectuée en raison d’un conflit de travail.
[36]. Institut de la statistique du Québec, Annuaire québécois des statistiques du travail. Portrait historique des conditions et de la dynamique du travail, vol. 1, no 2, 2005, p. 223-224.
[37]. Charles Gagnon, En Lutte !, écrits politiques, vol. 2, 1972-1982, Montréal, Lux Éditeur, 2008, p. 371-373.
[38]. En vue du quatrième et dernier congrès d’En Lutte !, Charles Gagnon publie Sur la crise du mouvement marxiste-léniniste (1981), texte dans lequel il tente de diagnostiquer les raisons de la perte de vitesse de l’organisation. Gagnon identifie des causes internes comme le rôle trop important des intellectuels, la révolte des femmes face à ce qu’il nomme pudiquement le « chauvinisme » masculin ou encore l’erreur tactique concernant la question référendaire. Toutefois, il insiste sur l’importance de la crise internationale du mouvement marxiste-léniniste et sur le changement profond de la conjoncture économique et politique. Autrement dit, il aperçoit la profondeur des transformations qu’entraînera la restructuration et, corollairement, la caducité de la stratégie qui était celle d’En Lutte !. Cf. Ibid., p. 317-368.
[39]. L’expression est de la Présidente de la FAE. Bien que la FAE ne faisait pas à proprement parler partie du Front commun, sa grève illimitée de novembre-décembre a accompagné les journées de grève du Front commun. Au moment où ces lignes sont écrites, l’article en deux parties de Martin Gallié et d’Elsa Gallerand demeure le compte rendu le plus détaillé de la lutte de 2023 entre les enseigntant·es et l’État provincial. Cf. Martin Gallié et Elsa Galerand, « La grève illimitée de la Fédération autonome de l’enseignement (FAE) de novembre-décembre 2023 », Chronique des conflits de travail, no 3, Montréal, GIREPS, 2024.
[40]. FSE-CSQ, Négociation des enseignants – La FSE-CSQ et l’APEQ confirment l’obtention d’un règlement sectoriel, 14 février 2024. On doit néanmoins reconnaître que l’entente sectorielle a été considérée comme insatisfaisante au niveau des conditions de travail, particulièrement sur la question de la composition des classes. Il faut aussi noter que le résultat des votes sur l’entente de principe à la FAE illustre la division au sein même des enseignante·es : cinq des neuf syndicats adoptent l’entente, mais la somme des voix contre celle-ci s’élève à 54 %. L’entente est alors considérée comme adoptée. Cf. Gallié et Gallerand, « La grève illimitée de la FAE », partie 2, p. 28.
[41]. Et ces difficultés ne sont pas propres à ce secteur, comme en atteste le cas très médiatisé des entrepôts d’Amazon. Le 10 mai 2024, les quelque 300 employé·es de l’entrepôt DXT4 de Laval se syndiquaient et s’affiliaient à la CSN, une première au Canada. C’était le second entrepôt de la compagnie à se syndiquer en Amérique du Nord, après celui de Staten Island, NY en avril 2022 (5 000 travailleur·ses). Or, le 22 janvier 2025, Amazon annonçait la fermeture de la totalité de ses installations au Québec (totalisant 2 000 salarié·es), entraînant par le fait même le licenciement de 2 700 livreur·ses employé·es par des entreprises de livraison sous-traitantes (Olivier Larose-Desnoyer, « Fermeture d’Amazon au Québec : près de 4700 emplois perdus », Le Journal de Montréal, 31 janvier 2025). La syndicalisation d’un entrepôt représentant tout au plus 15 % de la main-d’œuvre québécoise d’Amazon (et 6 % en incluant les entreprises sous-traitantes) aura duré sept à huit mois et n’aura jamais abouti à l’établissement d’une convention collective… Cet exemple ne saurait mieux illustrer la teneur des difficultés auxquelles font face les prolétaires précarisé·es lorsqu’ils et elles cherchent à s’associer pour résister à leur exploitation dans un cadre néolibéral.
[42]. Sarah R. Champagne et Jean-Louis Bordeleau, « Le moratoire sur l’embauche de travailleurs étrangers temporaires critiqué de toutes parts », Le Devoir, 20 août 2024.
[43]. En effet, outre la menace diffuse de perdre leur permis de travail et donc d’être expulsé·es vers leur pays d’origine (il s’agit, rappelons-le, de permis de travail fermé, qui lie la personne migrante à un·e employeur·e), ces travailleur·ses doivent assumer eux et elles-mêmes les coûts liés à l’obtention d’un nouveau permis, en plus de devoir survivre dans l’intermède. Cf. Sarah R. Champagne, « Le Canada, “terreau fertile” pour l’esclavage moderne: le rapporteur de l’ONU persiste et signe », Le Devoir, 13 août 2024. Voir aussi le rapport d’Amnistie Internationale : « Le Canada m’a détruite ». Exploitation des travailleuses et travailleurs migrants au Canada, janvier 2025.
[44]. On peut se référer au rapport cité plus haut du GIREPS, du CTTI et de l’ATTAP (Mobiliser pour la santé et la sécurité du travail dans les entrepôts : des travailleurs et travailleuses d’agences au taylorisme numérique) afin d’en apprendre davantage sur le modèle de gestion de la main-d’œuvre tout à fait dystopique d’entreprises comme Amazon et Dollarama.
[45]. Cf. Kergoat, « Individu, groupe, collectif : quelques éléments de réflexion », dans Se battre, disent-elles…, p. 241 et suiv.
[46]. Voir la récente lettre ouverte des Manufacturiers et Exportateurs du Québec : « Le ministre fédéral du Travail a usé de son pouvoir discrétionnaire et est intervenu une fois à titre exceptionnel, en recourant à l’article 107 du Code canadien du travail pour empêcher l’arrêt de travail sur les chemins de fer. Cette intervention était nécessaire, mais il faut trouver une meilleure solution, prévisible, fiable et à long terme, pour prévenir d’éventuelles ruptures des chaînes d’approvisionnement. La contribution des secteurs maritime, ferroviaire et aérien doit être reconnue et ils doivent être traités comme des services essentiels. » (MEQ, « Des chaînes d’approvisionnement vulnérables affaiblissent le Canada », 11 octobre 2024). [Ces lignes ont été écrites en novembre-décembre 2024. Le printemps suivant, le ministre provincial du Travail, Jean Boulet, déposait le projet de loi 89 qui venait précisément répondre aux revendications du patronat québécois, en donnant le droit au gouvernement d’imposer une convention collective, s’il « considère qu’une menace réelle ou appréhendée est susceptible de causer un préjudice grave ou irréparable à la population. » (Cf. Isabelle Porter, « Québec dépose un projet de loi pour limiter l’impact des grèves et des lockouts », Le Devoir, 19 février 2025).]
[47]. Statistique Canada, Arrêts de travail selon le secteur et l’année, 2025. Durant la décennie 2015-2024, la moyenne annuelle de jours-personnes non travaillés était de 928 738, contre 610 000 pour les années 2000. Notons que deux fronts communs du secteur public ont eu lieu durant cette période (2015 et 2023), ce qui a eu un effet important sur la moyenne. En effet, entre 2016 et 2022, lorsque 61 % des jours-personnes non travaillés relevaient du secteur privé, la moyenne annuelle était d’à peine la moitié (428 315 jours-personnes non travaillés).
[48]. Nos conclusions rejoignent notamment celles développées dans le 27e numéro de TC.
[49]. Pour une étude du lien entre le recours à l’émeute et les périodes historiques du mode de production capitaliste ainsi que sur le retour de l’émeute comme forme de lutte sur le prix des marchandises, cf. Joshua Clover, L’Émeute prime, trad. Julien Guazzini, Genève, Entremonde, coll. « Senonevero », 2018.
[50]. Au moins en ce qui a trait au déclenchement de mouvements révolutionnaires, on peut dire que cette affirmation vaut pour la quasi-totalité des expériences révolutionnaires. Il en est allé autrement de leur achèvement.